La formation d’Austin menée de front par Will Sheff livre un quatrième opus kaléidoscopique, instantané d’une vision de l' »entertainment », ses espoirs suscités et ses désillusions, sur fond de poésie 70’s. The Stage Names est leur dernier chef-d’oeuvre. Que le spectacle commence.


Ce fut un choc frontal, pris de plein fouet. L’incroyable portée exclamatoire de « For Real », morceau détenteur d’une rage déchirante et exténuée, laisse toujours plus d’un auditeur sur le carreau deux ans après. Dès lors, au contact de cette opale noire qui polarisait l’album Black Sheep Boy (2005) et son excroissance Appendix EP , concept sombre et ambitieux sous l’emprise autodestructrice de Tim Hardin, la formation d’Austin, jusqu’ici second couteau du folk-rock alternatif, nous est apparue grandie. Essentielle même.

Après le cloisonné Black Sheep Boy, la descente dans le gouffre sur fond de rock rupestre, ce quatrième opus sera celui de l’ouverture et de la renaissance. Ainsi en a décidé Will (Robinson) Sheff, remontant à la surface son songwriting, suivant progressivement le filet de lumière qui le fit renouer avec le monde extérieur. Pour s’en donner les moyens, le musicien a entrepris en 2005 une improbable tournée solo sur les routes de l’Est des Etats-Unis, sans doute pour éviter l’angoisse de la feuille blanche. Cette expérience s’est soldée par des rencontres qui ont donné nouvelle matière à l’écriture décharnée du preux jeune homme. Certaines photos du livret de The Stage Names sont d’ailleurs tirées de ce périple en solitaire de six mois : des chambres d’hôtel miteux issues de bourgs sans nom…

Chacune des compositions du disque convergent et questionnent le sens donné au « spectacle ». The Stage Names devient un reflet, parfois poétique, parfois cru, des néons sur Hollywood Boulevard, Broadway… d’une force émotionnelle sidérante. Le titre de l’album, qui se traduit comme un nom d’emprunt ou un pseudo de l’artiste, révèle un hommage aux valeureux anonymes tombés sous les coups de l’« Entertainment ». Au delà, The Stage Name s’apparente à un carnet de petites nouvelles musicales, des portraits de personnages fictifs cabossés qui s’entrecroisent, formant une mosaïque éparse mais harmonieuse, pleine de vie. Un parallèle peut être facilement établi avec la trame du film Magnolia de Paul Thomas Anderson : neuf pétales – chansons ici – incarnant des destins sans rapport apparent, qui se scellent lors d’un coup de théâtre incroyable.

Avec ce concept narratif, Will Sheff parvient non seulement à pousser encore plus loin ses thèmes de prédilection (perte d’identité, distance, sacrifice, folie…), mais aussi à ouvrir de nouvelles portes musicales : The Stage Names est un disque mouvementé, définitivement pop, qui fleure bon la jeunesse des années 70, le classic rock US et les road movies de Monte Hellman, mais aussi la Motown et les girls-group (“A Hand to Take Hold of the Scene”). Ces émanations assistées du fidèle Brian Beattie (et mixées par Jim Eno de Spoon) explosent les codes couleurs. À ce jour, on n’a jamais compté autant d’instruments figurant sur les crédits du groupe. Pourtant, les chansons de Will Sheff n’ont pas concédé de terrain à l’exubérance et au formatage. L’écriture, toujours un peu accidentelle et maladroite, gagne même en intensité.

Ce parti pris esthétique renvoie au lyrisme d’un Bruce Springsteen en pleine explosion Born To Run, avec ses pop songs gorgées de soul spectorienne. Suivant cet ordre, le retournant et indélébile « Our Life is Not a Movie or Maybe » réitère la progression épique du traumatisant « For Real », avec ses paroles qui claquent (“There is a house burning, but it’s not haunted ”). Quant à “You Can’t Hold the Hand of a Rock and Roll Man”, il exhume une vision onirique du rock avec ses cordes, ses choeurs glam et ses riffs qui font semblant de tituber à la manière du guitariste Ron Wood.

La prédominance du piano sur une bonne moitié de l’album donne lieu à une moisson de ballades crève-coeur exceptionnelles , telles les douces porcelaines « Savannah Smiles » et “A girl in Port”. Cette invasion de touches noires atteint son point d’orgue sur “Title Track” où le lieutenant Jonathan Meiburg transcende les accords plaqués au piano d’After the goldrush(avec en filigrane le Final Cut de Pink Floyd). C’est un véritable jeu de piste auquel nous convie Okkervil River jusqu’à la dernière portée de « John Allyn Smith Sails », clin d’oeil aux Beach Boys qui reprend littéralement leur liturgique “Sloop John B”.

The Stage Names contient seulement neuf morceaux, mais c’est un pavé colossal dont on n’est pas prêt de revenir de sitôt. Réécrire l’histoire avec son vocabulaire incisif, génial, c’est ce que vient d’accomplir Okkervil River.

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