Retour pied au plancher de la formation du Minnesota où comment un trio de jazzmen damne le pion aux rockers avec un album haletant qui brouille les cartes.


Encore un album de jazz qui flirte avec le rock. A ceci près que Prog (un titre court qui en dit long) apparaît comme un jalon important, sinon essentiel. Voire comme un des meilleurs albums de rock indé sorti cette année. Curieux paradoxe qui voit trois jazzmen botter le cul des rockers sur leur terrain de prédilection, exceller dans l’art de bâtir des mélodies souveraines et des crescendo redoutables pour le myocarde. L’électricité, lorsqu’elle ne provient pas des instruments, puise sa source dans les corps, transportés. Et de corps, The Bad Plus n’en manque pas. Déjà, en 2003, sur These Are The Vistas, le groupe délivrait avec autorité et fougue une version tout en muscles de “Smells Like Teen Spirit” du groupe Nirvana, reléguant aux oubliettes de l’Histoire bon nombre d’autres covers, soudainement bien inconsistantes. Point de guitares amplifiées et de riffs saccageurs, juste une énergie qui se diffusait de proche en proche, trois corps qui laissaient libre court à une explosivité impulsive, s’emportaient, s’éprouvaient, échangeaient, et pas seulement de la musique, aussi une forme de don soi.

Avec ce cinquième album, The Bad Plus rassure tout d’abord, là où le précédent (Suspicious Activity ?, 2005) montrait quelques signes d’essoufflement. Ici, le power trio piano/basse/batterie retrouve une inspiration exceptionnelle, aussi bien lorsqu’il reprend, comme à son habitude, quatre titres usés jusqu’à la corde – signés Tears For Fears, David Bowie, Burt Bacharach et Rush -, que lorsqu’il joue ses propres morceaux, six compositions originales, toutes admirables (même si celles du bassiste Reid Anderson se détachent tout de même du lot). Chez The Bad Plus la mélodie est reine. Discernable d’un bout à l’autre de chaque morceau, elle emporte tout sur son passage, elle ne se perd pas des oreilles. Et quand elle s’esquive, c’est pour mieux réapparaître, plus solide encore. C’est que le corps à corps impose ici une frontalité des coeurs. Construire des montagnes sonores ensemble, courir à perdre haleine ensemble, se reposer, encore et toujours, ensemble. Pas de place pour les trop longues échappées en solitaire, la sérénade se jouera à trois, la mélodie guidera chaque pas. Et le jazz d’être l’expression d’un collectif tendu vers la même cible émotionnelle plutôt que celle d’individualités par trop égocentrées.

Pourtant, les trois de The Bad Plus ne rechignent pas à faire étalage de leur technique instrumentale affûtée. Doués, ils le sont, ils le savent, ils le montrent. Mais, constamment, ils jouent à hauteur de morceau, le seul autorisé in fine à dicter sa loi. De sorte que si débauche de savoir-faire il y a, cette dernière sert avant tout la musique, pas le musicien. Il en va ainsi du jeu tonitruant de David King, batteur en état de grâce, véritable centre névralgique des morceaux, doué d’un sens du rythme et de la syncope époustouflant, qui n’en demeure pas moins au service de chaque note, à l’écoute du moindre soubresaut de ses voisins. Sur “Physical Cities”, il s’octroie à mi-parcourt un dialogue monumental avec Ethan Iverson, exploitant toute l’intensité dramatique des toms et cymbales, battant la cadence de concert avec le piano, moment d’intense synergie qui progresse à la manière d’une charge de cavalerie. Ou comment deux musiciens libres de jouer comme ils le sentent ne se laissent jamais coincer dans la nasse virtuose, privilégient la spontanéité brute et l’inattendu (le break pourra paraître volontiers grossier, mais il est terriblement jubilatoire) plutôt qu’un vain « inentendu » dénué de chair.

Au son et à la co-production, la présence du célèbre producteur Tony Plat (AC/DC, Led Zeppelin, The Who) compte d’ailleurs pour beaucoup à la réussite d’une telle entreprise : à la fois puissant, dense, fin et sans fioritures, constamment renouvelé d’un morceau à l’autre, le son de l’album est l’occasion d’un emballement constant. Chacun des trois instruments semble doué d’une infinie capacité à se métamorphoser et envahir l’espace, se décline sur une palette de timbres d’une grande variété de couleurs susceptible de régaler toutes les oreilles, même non averties. Avec Prog, The Bad Plus nous rappelle ainsi que le jazz, lorsqu’il ne répond plus seulement aux principes d’une virtuosité bavarde, redevient l’art populaire et jouissif qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.

– Le site de The Bad Plus.