Radiohead ouvre les baies vitrées de son univers pour laisser entrer la lumière et renouveler un air pour le moins vicié. Toujours de très haute volée et particulièrement émouvant.


En 1997, Radiohead révolutionnait la pop avec OK Computer, l’album de tous les outrages. En 2007, soit pile dix ans plus tard, le quintette d’Oxford n’en finit pas de tout envoyer valdinguer en révolutionnant cette fois le marché du disque. Son septième album, In Rainbows, est en effet diffusé en téléchargement au prix décidé par l’acquéreur, gratuité incluse. Maintenant c’est officiel, c’est le crépuscule du format CD, les majors commencent à sentir une méchante odeur de sapin envahir leurs directions artistiques et les distributeurs s’enduisent eux-mêmes de goudron et de plumes. Mais malgré l’enthousiasme immense soulevé auprès de la cohorte de fans du groupe par la nouvelle, l’attente d’un nouveau disque hors norme de la part d’un groupe qui ne l’est pas moins ne s’est pas émoussée. En effet, on est en droit de se demander ce que Radiohead peut encore inventer qui ne soit déjà éprouvé ailleurs, sur des albums plus anciens et dont la plupart ne prennent pas une ride. Reconnaissons dès lors que In Rainbows rassurera définitivement les amateurs tout en tenant toujours éloignés les détracteurs (les pauvres…), tant, dès les premières notes de l’inaugural “15 Step”, on se sent en terrain connu.

Pemière précaution d’usage, In Rainbows, à l’instar de Hail To The Thief, s’écoute à un volume très élevé, y compris au casque, afin de jouir de la multitude de petites trouvailles sonores qui traversent l’album, et surtout pour bénéficier de ce son toujours énorme et si caractéristique du groupe. In Rainbows est un album de prime abord déroutant, voire décevant tellement on évolue en terrain balisé. Soit une poignée de chansons (10 sur la version en téléchargement) toutes immanquablement abouties, parfaitement ajustées, idéalement produites, et surtout merveilleusement interprétées, mais qui ne déclenchent pas spontanément un enthousiasme débordant comme cela avait pu être le cas avec Amnesiac ou Ok Computer. C’est bel et bien Radiohead qui joue, les cinq membres sont sollicités à parts égales, et In Rainbows s’avère être la suite logique de Hail To The Thief. C’est que l’on attendait tellement cet album, la patience ayant été maintes fois mise à rude épreuve, notamment à cause d’une série d’informations plus ou moins vraies, que le premier contact avec l’objet de toutes les convoitises jette un vilain froid. C’est donc ça, le nouveau Radiohead, 10 lignes sur son écran de PC ? Soit…

Seulement voilà, la première écoute ayant logiquement déçu (on ne s’étalera pas), on refuse de rester sur un échec et on laisse le disque revenir au début. Et, finalement, l’alchimie commence à fonctionner. Cette batterie à la fois métronomique et syncopée, ces lignes de basses toutes en puissance rentrée, ces claviers et ces ondes Martenot lancinants, oui, la sauce (re)prend. Puis à la troisième écoute, ce sont les guitares omniprésentes et la divine voix de Thom Yorke qui commencent à instiller leur venin, et maintenant c’est foutu, on est pris, on est même déjà accro.

Il faut dire que le titre inaugural, “15 Step”, n’est pas exempt de reproches tellement il place d’emblée la barre haut. Démarrant en trombe sur une base technoïde, le titre se transfigure assez rapidement en une chevauchée d’Amazones ayant pour seules armes des guitares translucides, pour s’achever en une tornade hybride, mi-electro, mi-pop, quelques cris d’enfants accompagnant même un Thom Yorke étonnamment enthousiaste. Et c’est la clé de l’album. Car In Rainbows propose tout ce que Radiohead sait faire, mais sur le versant ensoleillé. Jamais titre d’album n’a été aussi explicite pour Yorke et sa bande.

Cette impression n’est démentie qu’à deux reprises, d’abord sur le très acide et percutant “Bodysnatchers”, soit un lointain écho à “I Might Be Wrong” ou “There There” dans ce mélange génial de basse saturée, de batterie ouvertement rock’n’roll, de voix en apnée et de guitares vrombissantes ; et ensuite sur “Jigsaw Falling Into Place” qui revient à un folk-rock pur jus sur un rythme éreintant, mais orné d’arrangements apocalyptiques typiques du groupe.

Pour le reste, les nouvelles chansons du quintette n’appartiennent qu’à lui, s’imbriquant les unes dans les autres pour former un tout. Car l’autre nouveauté de In Rainbows, c’est son extrême homogénéité comparé à ses quatre prédécesseurs directs qui offraient tous un panel de chansons toutes différentes les unes des autres. On sentait déjà ce désir de recentrer le débat sur Hail To The Thief, et c’est désormais chose faite, Radiohead se contente de jouer du Radiohead, mais personne ne le fait mieux que Radiohead. Et recentrer le débat, ici, c’est illustrer de la manière la plus concise possible un univers flamboyant, d’une richesse jusqu’ici inégalée, et d’une complexité extrême. Pas grand monde aujourd’hui ne peut rivaliser dans cette recherche à la fois formelle et émotionnelle, personne ne peut se targuer d’avoir, avec le succès que l’on connaît, autant explosé les carcans, y compris ceux posés par le groupe lui-même.

Ainsi, In Rainbows propose en un peu moins de 43 minutes de revisiter toute la discographie de Radiohead. On retrouve avec délectation les émois sensitifs et charnels ressentis à l’époque de The Bends, la douleur de OK Computer, la violence sanglante du diptyque KidAmesiac, et l’esprit frondeur et rentre-dedans de Hail To The Thief, mais avec la petite touche supplémentaire propre à chaque nouvel album. Ici, ce qui surprend, c’est une certaine volonté d’alléger le propos, d’aérer les mélodies, et d’éclairer à la lumière du jour ces grandes malades que sont les chansons de Yorke et consorts. La lux-thérapie pour toute solution. Et force est de constater que sous un éclairage plus avantageux, la musique de Radiohead gagne en humanité sans perdre un seul instant son esprit de conquête. Les immenses espaces de “Weird Fishes/Arpeggi”, la lointaine batterie hard-bop de “Reckoner” (il faudra un jour que les grands spécialistes ès-musicologie se penchent sur le travail exceptionnel de Phil Selway), les guitares acoustiques, les cordes diluviennes et le chant sublime de “Faust Arp”, tout confère ici à une certaine sérénité. Celle du soldat qui sort vivant d’un immense charnier, ravi de retrouver sa douce, même si elle a refait sa vie avec un autre, la voir suffira à son bonheur. Voir la lumière du soleil, même à travers la pollution, suffit au bonheur de la musique de Radiohead.

Certainement de manière involontaire, les cinq d’Oxford démontrent une fois de plus qu’ils sont bien les seuls de leur génération à savoir, avec autant de classe, disséquer une multitude de courants musicaux antinomiques et anachroniques, les concasser pour extraire de cette mixture l’essence même d’une musique nouvelle, triste et sauvage, irrévérencieuse et belle à la fois. Rien de moins que la musique du XXIème siècle. Et In Rainbows en propose un condensé formidable.

– Le site dédié à In Rainbows