Ce jeune songwriter précoce et hyperactif façonne en compagnie d’un incroyable combo de dix-sept musiciens un original afro-folk-rock lo-fi, convaincant de bout en bout.


A seulement 21 ans, Adrian Orange possède un curriculum vitae volontiers gratifiant : cinq albums signés sous son propre nom entre 2002 et 2006 (on retiendra notamment le foutraque et inspiré Bitches Is Lord), puis trois sous celui de Thanksgiving (dont un triple et le beau The River), la création du label Marriage Records (The Dirty Projectors, Viking Moses) et, récemment, cet ambitieux disque éponyme Adrian Orange & Her Band. Si de prime abord la musique de cet insatiable songwriter pouvait rappeler les travaux séminaux de Will Oldham et Bill Callahan, ses deux derniers disques changent quelque peu la donne, déplaçant la mire du côté des excentriques aînés David Thomas ou Danny Cohen ; un changement de perspective pas anodin qui fait aujourd’hui d’Adrian Orange bien plus qu’un énième épigone de folkeux tourmenté, fût-il talentueux. Entouré sur ce nouvel album d’une formation étoffée de dix-sept musiciens, dont sept percussionnistes et cinq cuivres, ainsi que de deux producteurs/musiciens indé de renom – Phil Elverum (The Microphones, Mount Eerie) et Calvin Johnson (ex Beat Happening, Go Team), qui d’ailleurs le signe sur son label K Records – Orange a écrit des morceaux finement élaborés, empruntant autant aux musiques américaines traditionnelles qu’à l’Afrobeat et au jazz latino ou européen. Un atypique et détonant mélange formel qui tranche avec la voix rugueuse, effritée, parfois discordante du songwriter – une voix dont on pourrait dire qu’elle a de la gueule – et une prise son délibérément lo-fi, sans fioritures.

L’album s’ouvre ainsi sur deux titres, “Window (Mirror) Shadow” et “Interdependance Dance”, emblématiques du brassage de sonorités et de styles orchestré par le groupe : rythmique jamaïcaine subtilement « americanaisée » et rehaussée de cuivres jouant à l’unisson, voix traînante d’Orange, d’abord à la limite de la nonchalance, puis petit à petit plus concernée, comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve, choeurs féminins enthousiastes qui chantent pourtant l’amour fané. Fela Kuti rencontre un Bob Dylan qui aurait la tête dans le sceau après quelques déboires sentimentaux le temps d’un break libérateur. Contraste d’humeurs, improbable grand écart qui trouve ici à s’affirmer sans forcer de trop les lois de la logique élémentaire. Plus loin, sur “You’re My Home”, les premières minutes – ligne de basse et jeu de batterie dominants – évoquent le Bill Callahan de Supper (la proximité du timbre de voix facilite un tel rapprochement), avant que d’autres instruments, guitare électrique, saxophone, Organ, fassent une apparition discrète et qu’un piano emporte définitivement le morceau vers un horizon plus cuivré, tout en laissant libre court à des échappées instrumentales individuelles. Tout cela pourrait sonner à côté de la plaque, simple récréation d’un combo hasardeux pas à la hauteur de ses ambitions. Or il n’en est rien, car cette formation montre une belle aptitude à jouer (les chorus sont de qualité) et se jouer de tous les folklores en agençant des progressions riches en surprises et changements de cap, qui ne se départissent toutefois pas d’un esprit indie rock prégnant.

Si l’amusement est bien perceptible sur ces chansons que l’on devine enregistrées en peu de prises, presque d’un seul trait (la spontanéité est palpable et dénote un manque de calcul évident), l’introspection et la méditation demeurent centrales dans les textes d’Adrian Orange, preuve que ce disque n’est pas le caprice d’un gamin trop gâté par ses deux pères de producteur. D’où aussi l’importance de cette voix pleine d’accrocs, capable à tout moment de déraper et de se prendre les pieds dans le tapis de l’harmonie. Fêlure vocale qui pointe la douleur de la chair, accident incontrôlé d’un organe qui vient ouvrir à l’intérieur des morceaux une béance aussitôt recouverte par le flot instrumental. On comprendra dès lors que le détour par l’Afrique et le jazz fasse ici office d’exutoire, forme de révolte festive, de décharge d’énergie qui emporte le corps autant qu’elle porte l’esprit vers d’autres latitudes. Oubli de soi dans le feu de l’action. Avant le retour à l’intimité, beau morceau final “Keep Your Money” sur lequel Adrian Orange, seul avec sa guitare acoustique, voix posée, jeu apaisé, retrouve la folk qui lui collait jusqu’ici à la peau. Retour aux sources et aux affaires courantes.

– Le site de Marriage Records.

– La page Myspace d’Adrian Orange.