Le producteur londonien distille sensualité vocale et mélancolie spatiale dans sa musique des limbes sans lui faire perdre de sa fascinante profondeur de champ. Un chef-d’oeuvre du dubstep contemporain.


Monter le volume, faire péter les watts. Tant pis pour les voisins, l’égoïsme relève parfois de la nécessité quand, recadrer le monde à son échelle, prendre la tangente, s’évader, s’évaporer, fuir en somme, ne se conçoit que dans un bain de sons. La musique a aussi cette vertu-là : l’oubli, de soi et des autres. Telle est en tous les cas celle de Burial, puissante, englobante, viscérale, elle fait battre le coeur, tendre le muscle. Qui est Burial ? On l’ignore, pas de photo, pas d’âge, pas de bio, pas de sexe, une identité anglaise mais strictement musicale, effacement d’un corps concret derrière son ombre discographique. Un DJ des arrière-mondes qui a choisi sciemment de s’effacer au profit de son art, un art aussi imposant que la présence de son maître à penser reste, jusqu’à ce jour, discrète. Premier album éponyme sorti l’année dernière sur le label Hyperdub de l’emblématique Kode9, en forme d’autoportrait abouti, instrumental, minimaliste, obsessionnel, dense. Et déjà un ton sombre, apaisé, une ambiance angoissante, une façon glaciale de faire trembler les murs avec des basses subsoniques venues du tréfonds de la terre, un désir nullement morbide de déterrer les morts pour les faire danser sur leur tombe. Inscription royale, sur le mode mélancolique, dans un genre encore en devenir, le dubstep, né au sud de Londres en ce début du siècle, mélange de dub urbain old school, de tempi myocardiques en apesanteur, d’ambiances cinématographiques enveloppantes et d’hyperbasses monstrueuses.

Maintenant, Untrue, une confirmation comme on dit, beaucoup plus en réalité. La ligne fondatrice reste la même, mais le tracé – comme tout tracé – ouvre sur un ailleurs. Pas d’enfermement, le périmètre s’élargit, les contours se font moins tranchants mais plus complexes. Rayonne par-delà toute fixation stylistique trop précoce une matière (é)mouvante, tout autant énigmatique que sur le précédent album, mais dont la puissance d’effleurement et de surgissement se trouve décuplée. Pas de titre pour commencer, du concret, juste une voix, captée dans la rue probablement, une atmosphère nocturne menaçante, un danger qui rôde, la nuit et la lumière qui se sont déjà affrontées, la première l’ayant largement emporté sur la seconde. Ce pourrait être un film de David Lynch, rumeur houleuse et grondante. Ensuite, tout bascule, le rythme martelé prend aux tripes, une voix soul féminine, légèrement déformée, filtrée, presque un murmure, fait du charme à nos oreilles qui n’en demandaient pas tant. Nous voilà propulsés dans les méandres d’une musique aussi attirante qu’étrange, ressentie de l’intérieur, machinerie sécurisante, probablement diabolique, dans laquelle il fait bon toutefois se lover. Sur le dancefloor dansent des fantômes. Et nous avec, ronde sans fin, rêve ou pas, l’heure n’est pas au discernement, juste s’abandonner, la conscience endormie, dans les bras généreux de nos chimères.

Impressions fugaces : on connaît tout chez Burial, le mobilier R’n’B, les papiers peints house, la moquette dub au sol, les tableaux electro accrochés aux murs, on est déjà venus ici, plus d’une fois sans doute, mais un je-ne-sais-quoi confine au trouble, à la saisie aporétique de souvenirs qui, aussitôt convoqués, se dérobent. En apparence plus chaleureuse et mélodieuse, la musique de Burial demeure hantée par des forces sourdes et maléfiques. Telles ces voix humaines samplées, vocodées, chants, dans tous les sens du terme, déchirés, à la fois présences sensorielles et jouets névrotiques, incarnation d’une dualité entre des forces antagonistes. Tel aussi ce dub sidéral avenant et dévoyé, parsemé de clicks, de craquements de vinyles, de débris digitaux, de bruits parasites mystérieux, la plupart du temps difficilement identifiables, de bouffées synthétiques et de rythmiques étouffées, concassées, entrechoquées. Modernité accomplie, grandeur du DJ londonien que de tirer du recyclage si usité une forme neuve, parcourue de long en large par l’angoisse de sa propre chute, le conflit généré et admirablement modulé entre la dimension subjective qu’ implique cette nouvelle esthétique et la mémoire collective dont elle ne peut, au final, se départir. La hantise, dans Untrue, soulève émotions et peur à moitié contenue, perpétuel va-et-vient, de béatitude inquiète à douce intranquillité. Et les fantômes, de danser, encore et encore, dans les caves du monde.

S’il est un album récent que l’atypique Untrue évoque, c’est bien celui – magnifique – de The Field, From Here We Go Sublime. Notamment lorsque Burial s’autorise quelques plages ambient vaporeuses, délaisse la rythmique dub pour travailler surface et profondeur en un bouillonnement linéaire de nappes sonores entremêlées de reverb, comme perçues à travers une membrane corporelle. Temps enfoui qui revient comme une vague, avant de se retirer. L’enfance qui transpire et émeut sur “Endorphin”, grésillements de vieux disques rayés et chaleur vocale atemporelle imbriqués sur “In McDonalds” et “Dog Shelter”, reliefs nostalgiques tout en douceur sur “UK” : la géographie humaine ainsi parcourue en filigrane renvoie constamment à un passé qui perdure, mélancolie d’un temps à ressentir dans sa chair plutôt qu’à oublier. Et, contre toute attente, l’univers de Burial de renvoyer, aussi, à un fleuron du trip-hop britannique amateur d’électronique introvertie et tourmentée, dont il pourrait constituer en quelque sorte le prolongement renouvelé et actuel : le trop silencieux Portishead. Underground certes, la musique de Burial possède, comme celle du fameux groupe de Bristol, ce supplément d’âme indéniable susceptible de la faire émerger rapidement d’une trop stricte confidentialité, sans que son auteur démiurge verse dans la facilité et renie son exigence artistique. C’est dire à quelle hauteur Untrue se situe. Les fantômes ne sont pas prêts de s’arrêter de danser.

– La page Myspace de Burial.