En général, les rockers qui réhabilitent la combustion des guitares shoegaze nous inspirent au mieux une profonde nostalgie, au pire le même plaisir coupable que de visionner le XIIIe chapitre des aventures sanguignolantes de Jason. Mais devant le perfectionnisme de Citrus, second album du trio new-yorkais Asobi Seksu, le procès d’intention n’a pas lieu d’être. Nous tenons là l’un des cinq meilleurs albums de rock américain à avoir foulé la vieille Europe cette année. Même si le mixage fondu de Loveless et les mélodies interstellaires d’Heaven Or Las vegas n’ont jamais été aussi proches, Citrus n’est pas une oeuvre passéiste, mais pousse la sophistication pop à un tel niveau… en un mot, phénoménal.


De gauche à droite : James Hanna, Yuki Chikudate et Ben Shapiro.



Le trio est là au complet : la petite Yuki Chikudate, jolie geisha en perfecto cuir noire et sourire contagieux, le guitariste alchimiste zen James Hanna, et puis le petit dernier Ben Shapiro, le pilier rythmique censé propulser toute cette fantaisie acidulée vers le soleil. Le groupe jouait ce soir-là (nous sommes le 22 octobre) au très select Baron à une heure indécente…

Pinkushion : Les pochettes de vos albums sont très sophistiquées. Vous semblez prendre un soin particulier à travailler l’image.

Yuki Chikudate (chant, claviers): C’est devenu important depuis que Sean Mc Cane a commencé à travailler avec nous.

James Hanna (guitare, claviers) : On faisait les visuels nous-mêmes au début, c’était horrible… (rires). Puis on a rencontré Sean. Nous sommes vite devenus amis, c’est un mec incroyable.

Yuki Chikudate : Notre première rencontre remonte au premier album, il nous a expliqué qu’on avait besoin de développer l’aspect visuel. C’est une vraie collaboration, un partenariat à 50/50.

James Hanna : Il faut ajouter que nous sommes aussi de grands fans des vinyles, et donc de pochettes. C’était important pour nous.

La production sur Citrus est impressionnante. Il y a une très nette évolution par rapport au premier album, bien plus dépouillé.

James Hanna : il y a plusieurs éléments qui rentrent en compte dans cette évolution. Je pense d’abord que les chansons sont meilleures. Mais aussi, le premier album ne nous avait coûté que deux cents dollars. A l’époque, un ami s’était construit un studio d’enregistrement chez lui. Nous en profitions grâcieusement le dimanche ou le samedi soir, lorsque personne ne l’utilisait, on débarquait à peu près toutes les deux semaines… L’enregistrement a pris six mois en tout.

Yuki Chikudate : Bien plus en vérité. Du début jusqu’à la fin, cela a pris environ un an. Peut-être parce que nous ne savions pas trop où nous allions, ça a pris beaucoup de temps. Le processus s’est avéré très long pour le premier album.

Peut-on avancer que l’implication du producteur Chris Zane a été essentielle sur la réalisation de Citrus ?

Yuki Chikudate : Oh oui. Le premier album a été en grande partie autoproduit. Sur Citrus, l’apport de Chris en terme sonique est incontestable, c’est vraiment quelqu’un d’incroyable.

James Hanna : Il est talentueux, fou mais talentueux.

Pourquoi avoir choisi de collaborer avec lui ?

Yuki Chikudate : On aimait beaucoup son travail avec Calla, ses disques sonnaient très impressionnants. Nous nous sommes rencontrés, mais on n’était pas sûrs au début qu’il soit l’homme de la situation. C’est quelqu’un d’excentrique et un peu distant au départ (rires). Mais une fois que les idées ont commencé à prendre et qu’on a commencé à vraiment réfléchir sur le disque, il s’est rapidement imposé.

Lorsque j’écoute Citrus, je pense à deux classiques, Heaven Or Las Vegas des Cocteau Twins, et bien sûr Loveless de My Bloody Valentine. On peut dire que ce sont deux grandes inspirations du groupe.

James Hanna : Pour moi, ce sont deux de mes groupes préférés. Alors oui, j’assume. Que dire… (ndlr : il se tourne vers Yuki) Qu’est-ce que tu penses de cette comparaison avec My Bloody Valentine ? (Yuki lui sourit avec un air de sous-entendu).

Ben Shapiro (batteur) : Je pense que c’est compréhensible. Les comparaisons se basent en général sur la qualité de l’enregistrement et pas nécessairement sur les chansons. Nous sommes tous fans de cet album.

Beaucoup pensent que c’est toujours l’un des meilleurs albums de ces 20 dernières années.

James Hanna : Il figure généralement dans les top ten ou top five des meilleurs albums rock de tous les temps.

Est-ce que ça vous ennuie que les gens parlent de shoegazing lorsqu’on évoque votre musique ?

Ben Shapiro : Ça revient tout le temps.

Yuki Chikudate : Je comprends tout à fait, mais je ne voudrais pas que cela devienne une définition générale de ce que nous sommes, c’est exagéré. C’est seulement une facette de ce que nous faisons.

Vous sentez-vous exaspérés au point de virer toutes les pédales d’effet shoegazing sur le prochain album ?

James Hanna : Mon but est surtout de faire un autre album et que plus personne ne dise que nous sonnons comme My Bloody Valentine. Ça c’est mon but (rires). Mais ils le diront quand même de toute manière. J’aimerais juste enregistrer un disque différent de celui-ci, toujours avec une énorme reverb. Avec davantage de guitare acoustique, de piano…

On décèle chez vous une part expérimentale prononcée tout en gardant continuellement un oeil sur les harmonies. Est-ce que vous vous considérez comme un groupe pop ?

James Hanna : Absolument.

Yuki Chikudate : Je pense que ce sens de la mélodie est quelque chose de primordial pour qu’une chanson fonctionne. Nous prenons grand soin à travailler la structure des morceaux, avec ce squelette, on peut ensuite décaper, travailler les textures. Si la mélodie ne fonctionne pas du début à la fin, on passe à autre chose.

Yuki, tu chantes en anglais et en japonais. Avec quels mots te sens-tu le plus à l’aise ?

Yuki Chikudate : Je dois dire que mon vocabulaire japonais est très limité. C’est plutôt drôle, lorsque nous étions au Japon, j’avais à l’occasion des conversations avec de vrais Japonais et ils ne réalisaient pas que je n’étais pas vraiment Japonaise. C’est un peu plus tard au fil de la discussion qu’ils me demandaient si je l’étais. Je suis toujours étonnée qu’ils mettent autant de temps à deviner. Les mots japonais sont parfois pour moi un petit peu difficiles à maîtriser. Cela vient assez naturellement, mais je sens mes limites lorsque je n’arrive pas à exprimer ce que je ressens. Mais de toute manière, les Américains ne peuvent pas comprendre (rires).

Et quelle est la réaction des Japonais lorsqu’ils t’entendent chanter ?

Yuki Chikudate : Ils trouvent que je suis marrante (rires). Je suis heureuse qu’ils comprennent mon interprétation, assez particulière, de la langue japonaise ainsi que de la culture. Mes mots sont japonais, mais l’histoire et le message de mes textes sont américains, il y a beaucoup de sarcasme là-dedans. Certains ne comprennent pas vraiment le sens des paroles, mais ils les trouvent intéressantes. Par exemple, il y a une chanson sur le premier album qui parle d’aller à la plage lors d’une belle journée ensoleillée… pour se suicider ! (rires) Toutes ces choses sont plutôt marrantes à chanter en japonais, mais la plupart des japonais ne chanteraient probablement jamais cela.

Copyright Sean McCane

Citrus a été enregistré au Gigantic Studio à New York. Je serai intrigué de savoir si l’architecture de Manhattan et ses gratte-ciels étaient pour vous une source d’inspiration ?

James Hanna : C’est une question dure, car j’ai passé toute ma vie à New-York, alors ça m’a certainement influencé quelque part.

Pour toi, les buildings sont aussi courants que les arbres (rires).

James Hanna : oui, plutôt ! (rires).

Ben Shapiro : C’est intéressant que tu parles d’architecture dans le processus d’enregistrement, il y a tellement de groupes qui sonnent new-yorkais et qui vivent dans des espaces minuscules, car les loyers sont très chers. Je n’ai pas joué sur Citrus, mais d’une certaine manière, je pense que ce disque est une réaction à ce manque d’espace, en essayant de créer un son bien plus ouvert.

Comment composez-vous ? Est-ce un effort de groupe ou bien chacun apporte-t-il ses compositions ?

James Hanna : Plutôt un effort de groupe. Ben est dans le groupe depuis à peu près un an. Nous avons juste commencé tous les trois à composer il y a deux mois.

Ben Shapiro : Nous sommes toujours en train de voir comment les choses évoluent. James et Yuki écrivent ensemble depuis tellement longtemps. On essaie d’établir une alchimie créative.

James Hanna : Nous ne sommes pas très prolifiques, cela nous a pris quatre ans pour composer Citrus.

Yuki Chikudate : Non, non, en fait cela a pris deux ou trois ans. Mais honnêtement, cela a pris énormément de temps pour trouver les bonnes personnes avec qui collaborer, trouver la manière d’enregistrer ces chansons, trouver le temps d’enregistrer. Une fois que nous avions sorti notre premier album, nous avons entrepris une longue tournée à travers les Etats-Unis durant deux ans.

James Hanna : Yuki et moi sommes vraiment lents et méticuleux…

Yuki Chikudate : Il faut que tout soit parfait.

Avez-vous de vrais jobs à côté ?

James Hanna : Pas vraiment. De temps en temps je donne des cours de guitare classique, une ou deux fois par semaine.

Vraiment ?

Yuki Chikudate : C’est un excellent guitariste classique. J’étais impressionnée la première fois, car nous nous sommes rencontrés dans une école de musique.

Cela explique un peu ce sens de l’harmonie très développé.

James Hanna : Définitivement, j’essaie de faire quelles soient un peu plus intéressantes que simples.

Est-ce compliqué d’interpréter l’album sur scène ?

James Hanna : C’est toujours très compliqué. Outre nos instruments, il faut aussi jongler avec les percussions et d’autres séquenceurs…

Yuki Chikudate : Vraiment ? ça ne me pose pas de problème pour moi. Sur scène, je joue du piano, je chante, je fais aussi un peu de percussion. Peut-être parce que j’ai étudié le piano classique durant si longtemps, cet « acte scénique », me vient facilement. James joue lui très fort sur scène, il a quelque part cette habileté à développer ou ressentir notre son avec seulement sa guitare.

Ben Shapiro : Je pense que la chose la plus compliquée c’est de rassembler toute ces textures sonores, cela prend du temps. Nous avons un nouvel équipement sur scène, il va falloir probablement un peu de temps avant que tout soit calé.

Avez-vous commencé à composer de nouvelles chansons en vue du prochain album ?

James Hanna : On a déjà cinq ou six morceaux pratiquement terminés.

Yuki Chikudate : cela prend tellement de temps d’élaborer nos chansons avant d’en être pleinement satisfaits. Nous avons énormément de morceaux qui ne sont pas encore terminés. Qui sait où cela nous mènera !

Enfin, pouvez-vous donner vos cinq albums favoris de tous les temps ?

Yuki Chikudate :

Mule Variations, Tom Waits

Dictionary of soul, Otis Redding

Velvet Underground & Nico

Aretha Franklyn

Glenn Gould

James Hanna :

My Bloody Valentine, Loveless

Sonic Youth, Sister

Bauhaus, In the Flat Field

Tom Waits, Bone Machine

Creedence Clearwater Revival – s/t

Ben Shapiro :

Bjork, Vespertine

Black Flag, Damaged

Wu Tang, 36 Chambers

Joy Division, Closer

Boredoms, Vision Creation Newsom

Lire également :
– la chronique de Citrus
– ainsi que celle de leur premier album éponyme.

– Leur page Myspace

– Le site officiel