Enregistré sous la houlette d’Efrim à l’Hotel2Tango, du rock viscéral et tordu, jamais aussi fascinant que lorsqu’il sort de ses gonds.


Certains disques ont ceci d’important qu’ils nous aident à mieux comprendre ce qui, au contact d’autres oeuvres, nous retient. Au sortir de l’écoute de Hello, Voyager de Carla Bozulich et son groupe Evangelista, on saisit par exemple un peu mieux pourquoi PJ Harvey ne parvient plus à raviver notre intérêt depuis quelques années, et ce malgré son indéniable désir de renouvellement. Quelque chose dans sa musique ne passe plus, s’est figé, insidieusement. Panne de la musicienne trop consciente d’elle-même et de son potentiel qui, à présent, fait mine de prendre des risques alors qu’elle occupe en réalité le même terrain sur les côtés, corsetée dans sa crédibilité artistique. Comme si le personnage avait pris le pas sur la musicienne et ses tripes ne servaient plus qu’à digérer le passé. Chez Carla Bozulich, rien de tout ça. Elle ne joue pas l’artiste torturée, c’est sa musique qu’elle torture et surjoue, sur le fil du rasoir, avec l’échec toujours menaçant comme point de mire.

Entendons nous bien ici : il s’agit nullement de remettre en cause la sincérité, voire la crédibilité de PJ Harvey par le biais d’une comparaison réductrice (si comparaison il fallait absolument filer, c’est à Nico ou à la Patti Smith des débuts que l’on ferait d’ailleurs ici référence), mais plutôt de profiter de l’occasion pour pointer un travers dans lequel campent beaucoup de musiciens consacrés : le devenir acteur et son corolaire, l’incarnation forcée. Un écueil sans doute difficile à surmonter sur la durée, mais que parvient justement à contourner depuis des années la new-yorkaise Carla Bozulich, notamment en changeant de groupes comme de chemise, de sorte à s’installer dans une instabilité permanente et fuir une reconnaissance par trop encombrante (elle a participé à moult groupes de post-punk, rock alternatif et d’anti-pop depuis les années 80 : Neon Veine, Geraldine Fibbers, Ethyl Meatplow, Scarnella…). Un passif musical d’iconoclaste, auréolé d’une intransigeance artistique sans failles, qui a joué pour beaucoup à son intégration récente (en 2004) au sein du label canadien Constellation, pourtant jusqu’ici peu coutumier des signatures extraterritoriales.

Enregistré à Montréal, au célèbre studio Hotel2Tango, avec les mêmes musiciens que ceux de son opus précédent Evangelista (2006), dont notamment la section de cordes issue du groupe A Silver Mt. Zion et la bassiste Tara Barnes (qui participe aussi pleinement à l’écriture), Hello, Voyager, en dépit de son titre volontiers ironique, n’a rien d’une invite cordiale. Si le rock binaire vient faire quelques saillies (“Smooth Jazz”, “Truth Is Dark Like Outer Space”), c’est moins pour appâter le chaland que pour lui en coller une, à coup de guitares saturées et bruitistes, de déflagrations sonores comme Efrim (Godspeed You ! Black Emperor) les affectionne particulièrement. Dans le même ordre d’idée, deux ballades poignantes (« The Blue Room », « Paper Kitten Dress ») laissent suinter une telle détresse qu’elle échouent à constituer des points d’accroche rassurant dans cet obscur labyrinthe parsemé de névroses. Pas plus que le superbe morceau instrumental “For The L’il Dudes”, dont les cordes semblent s’enrouler autour du cou de la mélodie.

A ce stade de la chronique, le lecteur censé se demandera quel masochisme pourrait bien le pousser à écouter un disque aussi glauque. Qu’il soit tout de suite rassuré : Hello, Voyager mérite le détour, bien plus que cela même. De détours et de limites, il est d’ailleurs entièrement composé, de ceux et celles capables d’éblouir. Car si la musique de Carla Bozulich veut manifestement ébranler l’auditeur, nulle provocation gratuite n’est à mettre en avant. Le monstrueux nourrit ses compositions comme la mère allète son enfant, c’est-à-dire le plus naturellement du monde. Et la catastrophe, la chute, si elles ne sont jamais très loin, valent surtout comme condition nécessaire à la survie, enjeu majeur de la musique de Bozulich. Il faut que la musicienne les frôle pour que ses chansons prennent chair, que le familier soit mis à mal, défier. La théâtralité s’avère de fait être une arme idéale pour tirer le danger à soi sans se perdre complètement. Carla Bozulich l’emploi à bon escient, psalmodiant parfois comme un Nick Cave perdu dans un cabaret allemand (« Winds of St Anne »), jouant à fond la carte du destroy (« Hello, Voyager ! »), surjouant la rockeuse barrée pour mieux se jeter dans le vide, liquidant à chaque fois le bien-chanté sur l’autel d’une raison débordée.

Au diapason, la remarquable production d’Efrim Menuck souffle le chaud et le froid, apporte braises et rugosités, génère un univers sonore bancal, spontané et réflechi, rempli de recoins inquiétants mais aussi troué d’émouvants rais de lumière (notamment grâce à la présence toujours bienvenue des cordes). Certains morceaux (« Hello, Voyager ! », « The Frozen Dress ») évoquent d’ailleurs Set Fire To Flames et son mémorable Sings Reign Rebuilder, sorti chez Alien8 Recordings en 2001. Cette formation sans lendemain associée au post-rock canadien des emblématiques Godspeed You ! Black Emperor, alors objet de tous les regards et dithyrambes, mélangeait improvisation et compositions, bruits concrets et électricité épidermique, claustrophobie terrifiante et calme cathartique, rompant quelque peu avec le systématisme éjaculatoire du post-rock. Une comparaison pas si anodine que cela : en s’inscrivant à la fois dans la continuité et la marge de cette mouvance, Evangelista semble avec son blues hardcore ouvrir de nouvelles perspectives à un genre musical en perdition, gangréné par ses propres clichés. Raison de plus pour ne pas passer à côté de ces prophètes-là.

– La page MySpace de Evangelista

– Le site de Constellation

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