Avec pour thème central le conflit armé du Darfour, le grand trompettiste et son orchestre à dominante de cuivres délivrent un set stupéfiant, engagé et aventureux. Un chef-d’oeuvre.


Les sorties discographiques de Bill Dixon (82 ans) sont suffisamment rares pour que la seule annonce d’un nouvel album suscite déjà en soi un intérêt vivace. Et quant à l’attente se substitue de surcroît une oeuvre majeure, de l’acabit de 17 Musicians in Search of a Sound : Darfour, nous voilà des plus comblés. Deuxième album paru cette année, après le très recommandable Bill Dixon with Exploding Star Orchestra, ce concert enregistré dans le cadre new-yorkais du 12e Vision Festival, en juin 2007, témoigne de nouveau des travaux de Dixon en tant que directeur d’orchestre, activité qui l’occupe tout de même depuis une bonne quarantaine d’années sans qu’il n’ait pris la peine d’en graver sur disque des traces officielles, exception faite de Intents And Purposes (1967).
Musicien, compositeur, peintre, professeur d’Université, figure emblématique et initiatrice du free jazz (il a joué notamment avec Sun Ra, Cecil Taylor, Paul Bley, Archie Shepp), Bill Dixon cultive une discrétion et un dévouement sans concessions à son art qui l’ont en effet (trop) souvent éloigné des fatigants manèges médiatiques. Sans défaillir, son engagement politique vis-à-vis de la cause Noire n’a cessé toutefois d’irriguer bon nombre d’esprits et de partitions, couplé qui plus est à une audace et une rigueur rarement prises en défaut. Darfour en est l’exemple patent aujourd’hui : la musique qui s’y agite n’admet aucun compromis, s’invente dans le feu de l’action avec une ferveur et un sens musical peu communs.

Comme son titre l’indique 17 Musicians in Search of a Sound : Darfour est marquée au sceau de l’improvisation collective et repose sur un nombre conséquent d’instruments, répartis en treize cuivres (dont ceux de Graham Haynes au cornet, flugelhorn), une contrebasse (Andrew Lafkas), un violoncelle (Glynis Loman), une batterie (Jackson Krall) et un vibraphone/percusions (Warren Smith). Les treize morceaux enregistrés live composent un ample requiem dont on peut différencier trois mouvements dominants, relatifs au conflit évoqué. Tout d’abord, se font entendre les podromes des évènements tragiques, appréhendés selon une succession d’avancées concentriques, l’ensemble des musiciens cernant par la même occasion les enjeux formels de leur démarche (les avancées cycliques et parfois chaotiques des plages 1 à 7). Ensuite, au coeur du drame, la formation entreprend une longue mélopée empreinte de douleurs et de souffrances à couper le souffle (les incroyables associations chromatiques, vingt-trois minutes durant, de “Sinopia”, achevées en un saignant crescendo). Enfin, un bref finale laisse percevoir les traces à jamais persistantes du conflit (les retombées et incertitudes laissées en jachères sur les plages 10 à 13).
Trois phases marquantes, voire symboliques, d’un désastre annoncé que les musiciens à l’unisson restituent avec un sidérant aplomb, loin de tout engagement emphatique, affranchis qu’ils sont des contraintes d’un message politique à ériger en faire-valoir. Cela pourra d’ailleurs surprendre de prime abord : les compositions de Bill Dixon privilégient des ambiances méditatives et recueillies, à la mouvante lenteur, qui ne laissent exploser leur violence tapie qu’en de rares moments de pure frénésie (les éruptions cuivrées de “Contour One”, “Contour Three”, “Sinopia”). Ailleurs, les pièces épousent le rythme d’une marche funèbre conduite par un assortiment de sonorités d’une grande richesse de tons, allant de la ligne claire tenue aux stridences éclatées, auxquelles la profondeur de champs, parfaitement exploitée (grondement des graves et des éléments percussifs qui ouvrent des abîmes terrifiants quand les aigus lancinants signifient une menace rampante), communique une puissance expressive inouïe.

Se fait musique ici le geste du peintre, c’est-à-dire une manière de remplir par tracés, touches, recouvrements de surfaces et jets de couleurs la toile harmonique (on remarquera d’ailleurs que “Contour”, “Sinopia” et “Pentimento” sont des termes qui relèvent tous de la grammaire picturale). Bien plutôt que le conflit armé du Darfour en lui-même, c’est la turbulence des fonds qui intéresse le trompettiste, les forces vives qui se trament et se meuvent dans l’envers du visible – et a fortiori de l’audible. Ou encore la saisie d’une réalité – la guerre – rendue tangible à travers des pulsions, des flux d’énergie, des transformations et entrelacements de matière auxquels il tente de donner une forme, comme jadis Pablo Piccasso a pu le faire avec Guernica.
En 1937 la grande oeuvre de l’Espagnol avait dérouté les visiteurs de l’Exposition Internationale des Arts et Techniques de Paris qui n’y virent aucun rapport direct avec la ville martyre citée et le bombardement allemand subi. Nulle leçon de morale ou parti pris idéologique ne se voyaient clairement signifiés, et encore moins explicités par l’artiste qui avoua souvent ne pas savoir ce qu’il cherchait, que chercher était précisément ce qu’il recherchait, encore et toujours. C’est ainsi qu’il faut aussi entendre l’album (et le titre) 17 Musicians in Search of a Sound : Darfour : comme la quête inquiète, lyrique et éperdue d’un mystère – de la folie des hommes ? de la création ? de la pulsion de mort ? – qui se dérobe à mesure qu’on l’approche, et que l’on cherche à approcher justement parce qu’il se dérobe.

– Le site de Orkhêstra