Deux beaux albums finlandais, où fantômes et enfance se mêlent adroitement, dessinent un post-folk des plus originaux qui dialogue autant avec le passé qu’avec l’avenir.


Si le post-modernisme est souvent rapporté à un incessant recyclage de formes et d’idées, à un rapport tantôt réflexif, tantôt amnésique au passé, combinaison hyperbolique et ludique de références et de citations à l’envi, une voie plus secrète génère, à l’abri du fracas désinvolte et de l’épuisement des possibles, des oeuvres tout aussi passionnantes, sinon plus. Abîmé, dilué et digéré, plus miroitant que proprement actualisé, le passé vient dans ces oeuvres d’un autre temps hanter leur surface déliquescente, comme leur profondeur, sur un mode fantomatique. Le jeu de miroir consiste alors précisément à le traverser, à passer de l’autre côté afin de côtoyer les ombres bien vivantes qui s’y cachent, et peut-être bien nous regardent.

Deux magnifiques albums en provenance de la Finlande, Laulu Laakson Kukista et Nukkuu, honorent admirablement cette beauté fantomatique d’où sourd une poésie délicieusement enfantine, assez éloignée des penchants régressifs auxquels donne parfois lieu ce type de retour dans le passé. À la manière des feuilles d’un palimpseste, les morceaux de ces deux disques accumulent brillamment des couches de sons (folk, pop, disco, ambient, psyché), tramées entre elles de sorte à composer un étrange patchwork où plusieurs temporalités se chevauchent sans s’effacer l’une l’autre. En résulte un stimulant effet de superpositions sonores, qui est moins le produit d’un souci d’archivage compulsif que l’affirmation d’un désir singulier, vierge de toute ironie ou gravité, de remonter le temps et de faire dialoguer des figures ancestrales et choyées avec la modernité la plus vibrante.

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La pochette mordorée de Laulu Laakson Kukista, le second album du groupe Paavoharju, indique d’emblée la teneur de cette musique, à la fois attirante, intrigante et indéfinissable. Qui y voit-on ? Quatre personnages cadrés frontalement sur fond d’arbres jaunis qui nous fixent, alors que leur troublante présence entretient un doute quant à leur identité : ces silhouettes sont-elles réelles, photographiées, peintes, collées, vivantes ou mortes ? Tout à la fois en réalité, elles sont le fruit d’un montage graphique qui tend à substituer le doute à une identité précise, à fondre les époques et matériaux (les habits renvoient à une ruralité révolue, mais un personnage au centre, issu semble-t-il d’un dessin animé asiatique, rend quelque peu caduque cette donnée) afin de fabriquer du mystère, sinon de l’étrangeté.

Un procédé du même ordre est à l’origine des douze morceaux de Laulu Laakson Kukista. Technologie (électronique, samples, brouillage vocal, instruments synthétiques) et archaïsme (folk acoustique, bruits rudimentaires enregistrés dans la nature) y font bon ménage, se combinent pour dessiner des formes nébuleuses, à la fois reconnaissables et fuyantes, expérimentales en ce sens qu’elles paraissent constamment résulter de recherches spontanées, pas toujours préméditées, mais tout à fait abordables lorsqu’il s’agit d’en saisir la portée mélodique pour le moins addictive. Fondamentalement originale et fascinante, voire carrément enfantine dans sa conception (la notion de jeu inclut un ludisme formel débarrassé de tout concept envahissant), la musique de Paavoharju évolue avec un naturel confondant qui lui communique une grâce immédiate, là où tant d’autres sont plombées par des velléités d’inventivité plus ou moins bien assumées au final.

Explicitement pointée sur “Uskallan”, introduit par les gazouillis d’un bébé, l’enfance est aussi convoquée par le biais de triturations électroniques qui restituent des battements de coeur étouffés et donnent le sentiment à l’auditeur d’être plongé dans un milieu intra-utérin (sons déformés et résonances subaquatiques de “Ursulan uni”, “Kirkonväki”, “Salainen huone” et “Sumuvirsi”). Dans le même ordre d’idée, des mélodies identiques courent tout au long de l’album, ritournelles entêtantes et espiègles, tantôt exposées en pleine lumière, notamment lors des deux belles ballades “Italialaisella laivalla” et “Tyttö Tanssii”, tantôt filtrées et comme entendues à travers des nappes saturées ou une membrane qui en modifient sensiblement la perception (“Kirkonväki”). Si nostalgie il y a chez Paavoharju, c’est celle d’un monde immaculé d’avant la naissance. De là sans doute cette familiarité immédiate et trouble qui s’instaure à l’écoute de Laulu Laakson Kukista : l’imaginaire se fraye un passage doré dans ce jubilatoire dédale de sons enfouis, dans les arcanes de cette mémoire vigoureuse qui joue avec les souvenirs collectifs en même temps que s’opère un travail de deuil et qu’accouche une poignante mélancolie.

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L’enfance occupe une place tout aussi importante dans l’univers de Lau Nau (Laura Naukkarinen de son vrai nom), dont nous avions déjà apprécié l’étonnant premier album, Kuutarha (2005). Se glisse ici et là dans ses compositions une certaine forme d’innocence et de tranquillité, d’autant plus opportunes que ce nouvel album a été conçu suite à une maternité accomplie. Nukkuu peut ainsi s’entendre comme une douce berceuse, une longue échappée contemplative et sereine enregistrée en pleine nature, à l’écart du brouhaha du monde (pour mieux vivre sa grossesse, Lau Nau a décidé de se retirer dans la campagne finlandaise, lieu où elle élève à présent son enfant). Et si les sonorités hindouisantes sont encore nombreuses, elles participent davantage d’un univers onirique et merveilleux, aux frontières musicales poreuses, que d’une volonté de relecture/détournement d’autres musiques ou d’éclectisme forcené – une approche que l’on retrouve aussi dans certains morceaux de Paavoharju aux échos asiatiques marqués.

La musique pleine d’esprits de Lau Nau procède par associations de sonorités, légers glissements et effets de flou de sorte à susciter l’immersion dans un bain de sons qui, à l’instar de ceux de Paavoharju, pour enivrants qu’ils sont demeurent toutefois constamment étranges, comme hantés par de proches fantômes. Une poétique sonore qui s’accorde à la voix douce et éthérée de la Finlandaise flottant tel un ange au-dessus des ses chansons, parfois rejointe dans son (en)vol par une âme masculine bienveillante (en l’occurrence celle de Pekko Käppi). Dépouillés, étirés et assez lents, dépourvus d’une structure se référent au solide binôme couplet/refrain, les morceaux vaporeux de Lau Nau évoquent parfois une ambient d’un nouveau genre où le procédé de lissage sonore aboutirait à un état de quiétude spirituelle, voire de pur enchantement.

Enregistré pour l’essentiel dans la maison de la musicienne, Nukkuu affiche par ailleurs une production lo-fi en totale adéquation avec les alliages musicaux primitivistes de ce folk sans âge ni appartenance. Tout un assortiment d’objets hétéroclites se voit convoqué (clochettes, verre pilé, bouteilles percutées, boîte à musique, magnétophone, bruits épars…) et détourné à des fins musicales. Couplée à des instruments plus usités (guitares, piano, harpe, violon – pour l’essentiel joués par l’intéressée) et des touches électroniques sobrement imbriquées, cette matière sonore draine quantité de sources et réminiscences canalisées, rassemblées et compactées jusqu’à produire une musique somnambule et habitée, parcourue par le frisson d’un impossible retour en arrière. Reste donc à composer avec les souvenirs et les miroirs (celui de la pochette, étrangement scindé en deux par une ligne blanche similaire à celle du disque de Paavoharju ?) qui ne peuvent arrêter la faucheuse et renvoient de soi une image à laquelle on voudrait somme toute ne pas encore ressembler. Comme sur “Mooste”, où un magnétophone plusieurs fois rembobiné achoppe à restituer une mélodie enfantine, Nukkuu s’apparente à un voyage dans le temps qui bute sur le présent, une recherche de l’enfance perdue conjuguée au futur.

– Paavoharju – Laulu Laakson Kukista (Fonal Records – 2008)
– Lau Nau – Nukkuu (Locust – 2008)

– La page MySpace de Paavoharju
– La page MySpace de Lau Nau