Sans abdiquer, le songwriter vétéran s’évertue à écrire les chansons les plus tristes de Seattle – et Dieu sait que la ville en a connues. S’il y a de la place dans ce monde pour reconnaître la folk élégiaque de Bon Iver, un boulevard devrait s’ouvrir à Damien Jurado.


A chaque nouvel album du folksinger naît en nous l’espoir que cette fois sera la bonne. Non pas qu’il manque encore à cet homme de principe un accomplissement artistique, loin de là. Notre souhait (innocent) serait plutôt qu’il décroche enfin la timbale. Ce serait en tout cas mérité. Bien que les soeurs Cocorosie lui aient repris récemment son “Ohio”, le nom de Damien Jurado reste d’ordre confidentiel dans nos sphères. Nul doute que si un réalisateur comme Gus Van Sant lui empruntait une chanson pour son prochain film, cette capricieuse reconnaissance ne saurait tarder. Pour l’heure, et malgré huit albums accumulés, le musicien n’est pas du genre à ronger amèrement son frein. Ses chansons « brutes », authentiques à mourir, sont de celles qui ne peuvent guère s’éroder avec le passage du temps, ce temps même qui est un compagnon d’inspiration cruel. Inexorablement donc, Damien Jurado ne peut que se bonifier.

Le ténu And Now That I’m in Your Shadow (2006) était comme miraculeusement transcendé par la chaleur et la sérénité de ses silences acoustiques. Caught in the Tree amplifie cette radiation par une instrumentation plus étoffée, bordée d’arrangement soyeux : des cordes et un piano bien entendu… mais aussi le retour discret de la fée électricité. Quelques amplis ronronnent comme on ne les entendait plus depuis le formidable I Break Chairs (« Go First » et son refrain abrasif), mais jamais plus haut qu’une guitare sèche.

Manifestement à l’écoute de Caught in the Trees, une double éclipse de lune se profile : l’une, guitare sédentaire qui brille sous le reflet d’une « Lune Rose », celle de (Nick Drake, fidèle référence des débuts. Et l’autre, pleine, nettement plus proche de l’équinoxe automnale, la grandiose plénitude americana du Harvest Moon de Neil Young. Cette country/folk naturaliste — « prise dans les bois » comme elle se prétend — est en quête de justesse. Sonner juste, voilà tout ce qui compte, balayer le futile et les figures de styles éphémères pour ne garder que l’essence essentielle. La voix ne triche pas, bien que confessée elle ne verse pas dans l’exhibitionnisme malsain. Il est bien question de catharsis sentimentale dans ces paroles, de jalousie et de dévotion, mais Jurado — et c’est inédit — est trahi par un sourire sur une première folk song que l’on jurerait enjouée, l’orée “Gillian Was A Horse”. Comme un signe d’hospitalité qui nous est adressés d’emblée, une histoire drôle pour briser la glace.

Cette générosité d’ailleurs prend une tournure étonnante sur le plan de l’écriture collective, l’entité de groupe semblant en effet dépasser celle du songwriter en solo (rappelons que c’est un album de Damien Jurado). « Best Dress » est signée par la chanteuse/violoniste Jenna Conrad — enrôlée dans un duo sur le précédent album, depuis membre à part entière — qui cosigne également un autre titre. Et la complicité musicale du duo (bien que purement platonique dans la vraie vie) renoue avec une vieille tradition britannique du couple folk, ce dialogue brisé façon Richard & Linda Thompson sur l’intimiste “Last Rights” ou le début de tempête “Best Dress”. Et encore une fois, le folker Damien Jurado traîne audacieusement son spleen sans pointer la moindre répétition.

Car avec le recul, tous les albums de Damien Jurado sont formidables. C’est ce qui frappe aujourd’hui à la vue de cette discographie qui commence à peser sur l’étagère, juste à côté de Smog et Bonnie Prince Billy.

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– Lire également la chronique de And Now That I’m in your Shadow (2006)
– Lire également la chronique de On my Way to Absence (2005)
– Lire également la chronique de Where Shall You Take Me ? (2003)