Plus froid et dépouillé que le lumineux et charnel Obok, sorti il y a deux ans, Manitoba ne répond plus, remarquablement équilibré, convainc à mesure que l’auditeur déchante.


Selon l’écrivain Richard Ford, « ce qui est beau ne peut être déprimant ». Comment le sentiment du beau pourrait-il en effet s’accompagner d’un sentiment de tristesse, une tristesse sourde et poisseuse qui plus est? Question et contradiction apparente qui se posent à l’écoute du dix-neuvième album de Manset l’Obscur.

Manitoba… s’ouvre sur « Comme Un Lego », mélopée déjà immortalisée par un Bashung vocalement souverain sur le consensuel Bleu Pétrole. L’interprétation que Manset en donne apporte la fragilité et les modulations qui manquaient à la version légèrement monolithique du vieux lion alsacien. Ses choeurs-éclairs, que ne renierait pas Leonard Cohen, pourraient cependant donner des haut-le-coeur à plus d’un auditeur. Cette relecture sensible nous dit mieux le tragique et le comique d’une vie d’homme et l’uniformisation d’un monde oublieux de son passé. Nous parvenons ensuite “Dans Un Jardin Que Je Sais”, morceau métempsychotique à l’atmosphère de sereine veillée funèbre. À quelques lieues de là, le bien nommé “Pays De La Liberté”, énième paradis perdu (« j’ai marché j’ai marché j’ai marché et je n’ai rien trouvé…») nous donne à entendre un Manset décomplexé. Le vieil homme qu’il a toujours été nous gratifie de quelques acrobaties vocales : inflexions cabreliennes sur le savoureux « grand coup de pinceau » et aigus qui se brisent contre la digue de la nécessité physiologique.
Le swing léger de “Sur Les Fontaines J’ai Bu”, agréable au demeurant, n’étanchera guère notre soif de profondeur. Malgré les synthés kitsch, véritable marque de fabrique du spectre clodoaldien, et quelques rimailles (« sous un petit coussin/doux comme un mocassin »), “Quand Une Femme” émeut, tropisme hétéro-julio-clercien aidant. Le sibyllin « ce sont des choses inconnues qu’elle avait oubliées » fera sans nul doute frémir le poéticien du ballon rond pour qui « c’est toujours le meilleur qui gagne ». Arrive alors “Genre Humain”, climax de l’oeuvre pour d’aucuns, avec qui le légendaire misanthrope affirme étrangement s’être fâché ; une ample et vénéneuse mélopée que l’on rangera au côté de “Comme Un Lego” dans le tiroir « ‘Desolation Row’ sous Prozac ».
Le plus rock “Voulez-vous savoir ?” permet ensuite une respiration bienvenue et un rééquilibrage des forces en présence avant le troisième temps fort du disque, “Ô Amazonie”. Classique et dépouillé, il distille une mélancolie qui colle littéralement à la peau. « Manitoba ne répond plus/Il s’est brisé les ailes/Contre un amas de bambous/Il s’est cassé debout » geint le sieur G.M. de sa voix à la couleur blafarde si caractéristique. Atmosphère, voix et paroles au diapason. Le froid nous gagne. De l’extérieur, le “Pavillon de Buzenval” n’excite guère l’envie et pourtant il y fait doux vivre. L’album se referme magnifiquement sur “Dans Mon Berceau J’entends”, ballade au piano exhaussée par quelques accords de guitare bien choisis.

Manitoba…, pour être vecteur d’une tristesse sourde et continue, n’en est-il pas moins beau ? Inutile de convoquer ici le sublime cher à Kant ou Burke. D’aucuns sont confrontés à la même problématique avec le « plongeur de l’émotion » Léo Ferré. Nous pourrons au moins nous mettre d’accord sur un commun sentiment du beau même si sa compagnie nous est pénible. Le fait qu’une oeuvre, aussi belle nous semble-t-elle, suscite chez nous exaltation ou abattement n’est pas anodin ; on y peut voir un critère déterminant du jugement de goût. Une création dont on a le sentiment qu’elle augmente notre puissance et favorise ainsi l’expansion de notre être, possède vraisemblablement une valeur supérieure, à moins d’être un sectateur de la mort lente par injection mansetopathique. Il n’existe évidemment pas de Vérité ; des « formes tristes » peuvent faire naître l’allégresse et des « formes gaies » l’envie de faire seppuku.

Une vérité se cache dans le lien qui se tisse, au fil du temps, entre une oeuvre qui est, une fois pour toutes, et un auditeur, doté d’une organisation pulsionnelle particulière, qui n’est que devenir avant d’être cadavre. Le lien singulier et premier ainsi tissé puis exposé, Manitoba ne répond plus se révèle, la contradiction prise en charge, un ensemble à la fois beau et déprimant dont certains préfèreront simplement se délecter les jours de ciel sans nuage.

– Le site de Manset