Quelques mois après l’heureuse réédition de The Multiplication Table (1998) paraît sur l’exigent label Not Two un des albums les plus convaincants du pianiste Matthew Shipp, accompagné pour l’occasion de Daniel Carter (saxophone alto, trompette, clarinette), ainsi que des fidèles Joe Morris (contrebasse) et Whit Dickey (batterie). Et nous de mesurer le chemin parcouru. Moins avec le dessein de jauger une oeuvre qui n’aurait eu de cesse de grandir au fil du temps, que de prendre acte hic et nunc d’un accomplissement et d’une manière ambitieuse, mais sans afféteries, de se réinventer. Une Cosmic Suite décomposée en neuf mouvements dont il sera difficile de prime abord de déterminer les points de convergence, si ce n’est dans cette façon, justement, de préférer les secrets bien gardés aux liens trop visibles, et de juxtaposer, voire mélanger au sein d’un même morceau, des ambiances tantôt méditatives, tantôt plus enlevées. Point de thème clairement défini (lorsque celui-ci tend à se dessiner, comme lors de “Cosmic Suite Part 5” où le saxophone de Carter ébauche une ligne mélodique discernable, il est aussitôt éclaté et noyé dans la masse), mais une progression qui fait la part belle à la polyphonie, aux figures inachevées, aux motifs abstraits, aux lignes brisées, aux flux et reflux d’énergie dansante et, aussi, aux silences comme point nodaux. Une telle description pourrait laisser entendre que Cosmic Suite relève davantage du foutoir que d’une suite finement élaborée. Or c’est l’inverse qui se vérifie plutôt : l’ensemble impressionne par sa grande musicalité, le suprême équilibre entre les masses sonores et la richesse chromatique qu’il instaure sur la durée. Intégré au propos collectif, esseulé (“Part 7”) ou plus affirmé au sein d’une formule instrumentale réduite (“Part 6”, sur lequel est éclipsé momentanément Carter, par ailleurs remarquable), le piano du leader brille sans coquetterie, tire ces pérégrinations musicales du côté d’un onirisme tourmenté savamment improvisé et en tous points inspiré. Brillant.

– Le site de Matthew Shipp
– Le site de Not Two