Retour sur un groupe plus marquant qu’il en a l’air, à l’occasion de la sortie de The BBC Sessions. Un recueil live de pièces rares et de classiques tirés d’une discographie devenue prépondérante à plus d’un titre. Et surtout, retour en arrière sur la période dorée de Belle And Sebastian, la période Jeepster.


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Longtemps les nombreux contempteurs de Belle And Sebastian ont confondu sensibilité et sensiblerie chez Les Ecossais. Mais pour les nombreux fans de la première heure, ceux tombés sous le charme de l’inusable If You’re Feeling Sinister (1996), Belle And Sebastian a été et demeure probablement synonyme de pureté, de mélancolie, de gravité et, il faut bien le dire, de nostalgie de l’innocence. Certes, si tout ceci est vrai, il y a surtout dans la pseudo-secte, qui enregistrait à ses débuts ses albums cloîtrée dans une chapelle perdue au fin fond de l’Écosse, un bouillon de talents inextinguibles à écrire des vignettes pop diablement simples et atemporelles. Peu ou prou, toute la période dite Jeepster, du nom du label qui les rendit célèbres, est ainsi marquée par un alignement sans le moindre faux pas d’albums impériaux, magistraux même, des classiques. Avec le recul, même ceux que d’aucuns considéraient comme faiblards à leur sortie se révèlent aujourd’hui majeurs. On pense notamment aux deux derniers de la série, The Boy With The Arab Strap (1998) et Fold Your Hands Child, You Walk Like Peasant (2000) — communément surnommés le « vert » et le « jaune », par opposition au « rouge » de If You’re Feeling Sinister et au « bleu » de l’inaugural Tigermilk (1996). Et si The Life Pursuit (2005), au virage power pop (mal) annoncé sur Dear Catastroph Waitress (2003) (l’album symbole du basculement vers l’institution Rough Trade), propulsait la troupe désormais amputée de la jolie Isobel Campbell au sommet des charts par le truchement de tubes formidables et sensuels, la période qui nous occupe aujourd’hui est autrement plus passionnante que ce passage dans le consensus, même le meilleur. Rétrospectivement, elle positionnait la troupe emmenée par le doux dictat de Stuart Murdoch dans un monde isolé, ni novateur ni rétrograde, juste en complet décalage avec son romantisme à fleur de peau et ses paroles faussement légères et vraiment lourdes de sens. Et ces BBC Sessions sont bien plus que de simples témoignages d’une époque bénie aujourd’hui définitivement révolue aux dires mêmes des intéressés.

Puisant allègrement dans les quatre albums pré-cités et les nombreux singles de l’époque, ce recueil de live sans public fait état d’un groupe qui, s’il excelle en studio à créer des ambiances à la nostalgie tangible, n’en demeure pas moins un robuste combo sur scène. Jouées et captées en direct, les 14 chansons qui composent cette compilation sont plus acérées que leurs versions originales. La surprise vient de la violence larvée de titres que l’on a toujours cru aux pieds d’argile — “Judy And The Dream Of Horses”, “The Stars and Track and Field”, “Lazy Jane” et son final explosif (“Lazy Jane Painter Lane” étant son titre original) –, la tribu n’hésitant pas à user pleinement de la puissance des amplis pour accentuer les nuances, trancher dans la mélancolie et montrer les dents, dans le but inavoué de prouver, si besoin, que leur univers est tout sauf naïf et gnan-gnan. La parcimonie des moyens déplacés pour ces interprétations en direct impose au groupe un inconfort qu’ils savent parfaitement tourner à leur avantage. Belle And Sebastian, depuis le début, est une troupe certes inaccessible mais qui, contrairement aux nombreuses rumeurs, passe surtout son temps à travailler, à écrire, à enregistrer, et surtout à répéter tant et plus des chansons apparemment simples mais aux partitions autrement plus riches que celles de bon nombre de leurs contemporains. Les textes, souvent longs et illustratifs, glissent sans le moindre effort dans des suites d’accords mineurs enchaînés sans laisser apparaître la moindre couture. Les lents crescendos, construits à partir des mêmes instruments, uniquement à la force des poignets, portent en eux toute la hargne que les voix de Murdoch et son acolyte Stevie Jackson refusent d’exprimer. Il faut noter, à ce stade, combien ces BBC Sessions donnent la mesure du rôle prépondérant joué par la basse dans l’oeuvre de B&S : un instrument qui vient noircir le tableau que l’on a fantasmé un peu trop idyllique, surtout pour les non-anglophiles.

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Le génie de Belle And Sebastian, difficilement descriptible en quelques lignes, réside notamment dans ce paradoxe permanent entre la violence du propos et le côté aérien de la musique. Certes, cette combinaison antinomique n’a rien de révolutionnaire, mais cette nuance franche est portée à un tel paroxysme avec les Écossais (voix tremblantes, quasi enfantines contre récits de viols, sur des lits d’accords pop ou de crescendos sinon rythmiques, du moins musicaux) qu’elle les surclasse par essence. De nombreuses références sont évoquées à l’émergence de la troupe — The Go-Betweens, Felt, Nick Drake –, mais il apparaît aujourd’hui, encore plus au travers des versions asséchées proposées ici, qu’elles ne sont que des aiguillons, en rien des modèles à suivre, des buts à atteindre. La personnalité de Murdoch, forte tête au coeur tendre et à l’exigence envers ses partenaires comparable à celle de Lou Reed selon la légende, se suffit largement à elle-même pour diriger une bande de congénères vivant en vase clos, mode de vie dont le seul dessein est la création musicale. Ainsi, ces BBC Sessions sont-elles l’occasion de vérifier combien Belle And Sebastian a été un groupe pivot d’une scène encore à construire, et capable de nous surprendre à chaque détour, notamment via les quatre titres rares posés en fin de disque, “Shoot The Sexual Athlete”, “The Magic of a Kind Word”, “Nothing In Silence” et “(My Girl’s Got) A Miraculous Technique”, publiés en marge d’une discographie déjà imposante, et porteurs de toute la grandeur d’écriture du combo. Un groupe capable de se passer de telles pièces pour asseoir une carrière est décidément géant.

Le concert livré dans la série limitée ne fait que confirmer tout ce que l’on devine en creux dans ces BBC Sessions. Le petit plus, outre sa grande qualité qui tient notamment à une captation fidèle et sans faille, c’est le côté entertainer de la bande, un rôle que l’on a du mal à imaginer si on ne les a jamais vus sur scène. Car les membres de Belle & Sebastian, à l’instar de ceux, nombreux, d’un autre groupe ayant investi un ancien lieu de culte (au Canada en l’occurrence), aime à s’échanger les instruments dans un joyeux bordel, bouleversant les dispositions scéniques au gré des titres interprétés, mettant en avant les musiciens d’arrière plan, ceux qui d’ordinaire sont condamnés à ne voir le public qu’au travers des bouteilles d’eau (ou tout autre liquide) négligemment oubliées par le leader sur un ampli. Ces changements permanents confèrent au groupe une souplesse d’interprétation, une aisance scénique qui lui permettent de s’exprimer sans contrainte, dégagé de toute peur du plantage et accompagné de l’humour souvent désabusé du boss. Et si les classiques du groupe sont ici transcendés sans difficulté, et même avec une certaine nonchalance des plus agréables, ce sont les trois reprises offertes au public de Belfast, ce 21 décembre 2001, qui donnent la mesure de la puissance de feu des Écossais. La féérie de “Here Comes The Sun”, scie harrisonnienne par excellence, la violence sourde de “Boys Are Back In Town” de Thin Lizzy ou le poison impeccablement retranscrit de “I’m Waiting For My Man” du Velvet Underground sont autant d’éléments qui oblitèrent définitivement la réputation de groupe anti-rock qui colle à la peau de Belle And Sebastian. Un bonus en forme de sympathique témoignage, tranche de vie hors-norme avant la fonte dans le paysage, fonte synonyme de succès mondial. Il faut bien vivre, comme a certainement dû dire mon Grand-Père.

– Leur site officiel