Le billet hors-piste d’une oreille avertie qui en vaut deux.


Animal Collective n’a pas attendu la chaleur irradiante des projecteurs pour faire parler de lui. Depuis presque dix ans, ce groupe avant-gardiste façonne une musique marginale et inventive, rétive aux classifications standard, comme au diktat consumériste. Au point que je m’étonne du battage médiatique dont a soudain fait l’objet cette formation, réduite à trois depuis le départ (définitif ?) de Deakin (Josh Dibb), décrite par certains comme le nouveau parangon populaire par excellence, les Beach Boys de notre époque, voire pourquoi pas le futur Radiohead. Des magazines culturels pour le moins opportunistes, jamais assez avares de news racoleuses, qui ont négligé l’importance du groupe pendant des années, n’ont ainsi pas manqué, avant même la sortie de Merriweather Post Pavilion, de transformer l’Animal en phénomène de foire pop incontournable, tirant au passage à eux la couverture mitée de défricheurs. Si, de toute évidence, le groupe de Panda Bear, Avey Tare et Geologist a dérivé progressivement vers la pop après Sung Tongs (2004) — un album-charnière essentiel dans leur discographie –, si les expérimentations sonores se veulent dernièrement plus discrètes, si leurs nouveaux morceaux ressemblent de loin à des chansons et leur univers bariolé a gagné en légèreté et lisibilité, cela ne le transforme pas pour autant en groupe populaire. Pour ce faire, il faudrait qu’Animal Collective entretienne un tout autre rapport inclusif à ses auditeurs. Or, je doute que ce soit un jour à l’ordre de ses préoccupations. Disons que le groupe n’envisage pas sa musique en termes de réception (davantage en termes de réceptivité sensorielle), il se moque de plaire ou ne pas plaire. Il joue comme il l’entend, c’est-à-dire pas seulement en fuyant les quand dira-t-on mais, aussi, en oeuvrant dans une zone seconde où sa démarche noue et dénoue ses propres problématiques, s’ébranle et se met en crise sans le truchement d’éléments extérieurs.

Aux antipodes de ces nouveaux zélateurs, qui accumulent les lubies comme d’autres les trophées (parions que la prochaine sera Deerhoof), un auditoire réfractaire n’a de cesse de stigmatiser Animal Collective, pas seulement en raison de cette hype galopante qui lui pend à présent au cou comme une mauvaise blague, mais aussi parce qu’il lui reproche sa soi-disant radicalité, souvent jugée complaisante. Le groupe s’obstinerait ainsi à ne pas faire les choses comme les autres afin d’entretenir une caution arty forcément frelatée. Il se livrerait à une sorte d’auto-propagande snobinarde à peine dissimulée sous l’indigence de sa musique. C’est aller un peu vite en besogne et, au demeurant, réduire considérablement la portée esthétique d’une oeuvre certes exigeante mais certainement pas obtuse. Tel est aussi le retour de bâton populaire : affublé d’un statut qui lui est étranger, le groupe semble condamné à épuiser la patience d’auditeurs mal aiguillés. Le mal-entendu est de taille et dessert au final des musiciens qui ne dénigrent aucun public, mais réfutent toute idée de consensus, au risque de déplaire. Car, avec le recul, une fois mis entre parenthèses l’infâme contexte médiatique actuel, il n’y a, au fond, pas plus de raisons de jeter l’anathème sur les expérimentations d’Animal Collective qu’autrefois sur celles de Can. Si on peut reprocher aux auteurs de Merriweather Post Pavilion leur trop plein d’idées, parfois fatiguant, et une tendance à l’asphyxie sonore qui étouffe le devenir mélodique des morceaux, louer chez cette turbulente formation sa fructueuse générosité à fabriquer une musique hors norme et visionnaire me paraît davantage justifiée que de dénoncer à leur endroit un radicalisme abscons.

Animal Collective
L’aspect qui me fascine le plus chez Animal Collective, depuis l’aride et fantasmagorique Spirit They’re Gone, Spirit They’ve Vanished/Danse Manatee (2001), demeure sa capacité à ingérer et digérer les sons de l’époque, le tout à l’intérieur d’un véritable organisme vivant, grouillant et vibrant, pris de frénésie ou laissé à ses rêveries. Leur psychédélisme moderne voit large et procède d’une volonté subversive de ruiner les fondations des genres musicaux abordés, voire débordés. Parmi les trois mots qui composent le titre de leur dernier album, je retiens ainsi surtout « Post ». Incontestablement, le groupe de Baltimore joue une musique d’après — la folk, la pop, le hip hop, l’electro, le rock… Et qui dit « après », vise souvent contre. Prendre la tangente, sinon ses distances afin d’exister après les autres impose, bien souvent, de ne pas faire allégeance à ceux qui ont précédé, et de contourner, voire détourner les canons alors en vigueur. Le post-rock n’est-il pas né au début des années 1990 d’une volonté de tordre le cou à un rock à guitare sclérosé et sans enjeu (notamment esthétique) ? Le post-punk ne survient-il pas à la fin des années 1970 lorsque certains musiciens avant-gardistes (PiL, Joy Division, Throbbing Gristle) décident de « rompre avec la tradition […] et de poursuivre la révolution inachevée du punk, en explorant les nouvelles possibilités sonores offertes tant par l’électronique et les techniques dub issues du reggae que par la production disco, jazz et la musique contemporaine » (Simon Reynolds, Postpunk 1978-1984) ? Plus qu’une opposition manichéenne (la nouvelle révolution contre le bon vieux temps), a fortiori stérile, le terme de « post » induit un changement d’échelle : il s’agit, plutôt que de refaire le monde, de défaire l’ancien pour lui inventer un destin parallèle qui soit encore viable. L’engagement est ici moins strictement idéologique qu’historique. Il tend à mettre en branle l’histoire, à refuser son inertie, à réinjecter de la passion et du sens (des sens ?). Il n’est rien d’autre qu’une forme de vigilance accrue et la formulation de nouvelles questions à l’endroit où toutes les réponses semblaient pourtant déjà données.

Sur son blog, lorsqu’il a évoqué Merriweather Post Pavilion peu avant sa sortie, Joseph Ghosn me semble avoir perçu mieux que tout le monde une dimension souvent oubliée de la musique d’Animal Collective : « Ce qui est admirable ici, c’est la façon dont le groupe a assimilé, apprivoisé et reconquis les méthodes de composition les plus éparses, diverses, de la musique des années récentes. Il y a à la fois de la techno et de l’improvisation, de la pop et du noise dans ce disque. » Apprivoiser et reconquérir les méthodes de composition les plus éparses, voilà en effet un aspect capital qu’il s’agit de ne pas négliger pour appréhender cette oeuvre. C’est aussi de ce point de vue qu’Animal Collective relève d’ailleurs du « post », à sa manière. Il opère moins en effet des mix de citations et de références, à l’instar de bon nombre de ses contemporains, qu’il ne procède plutôt à des greffes stylistiques éparses et exploite différents savoir-faire, d’hier et d’aujourd’hui, ayant trait au jazz (prépondérance de la spontanéité du jeu), à la musique africaine (utilisation de rythmiques omniprésentes et propension au tribalisme), à l’ambient (incursion de nappes sonores et de boucles répétitives), au hip hop (beats en profondeur de champ), etc. Par exemple, l’improvisation et la volonté manifeste de ne pas céder au désir de maîtrise jouent notamment un rôle primordial dans la façon qu’a le groupe de laisser ouverts, voire béants des morceaux biscornus qui répondent à des procédures d’éclatement rythmique et de mise en tension permanente : « Tout est question de flux et reflux, d’enchaînements, de superpositions, de mixages, de tensions se jouant les unes des autres », précise encore Ghosn dans son article. Si le groupe incarne son époque, ce n’est assurément pas sur le mode sociologique ni même politique (les textes, quand ils sont audibles, sont la plupart du temps de nature existentialiste, parfois à tendance dépressive ou faussement extatique), mais bien dans sa manière de capter et surtout générer les flux de matières qui traversent la musique d’aujourd’hui, de restituer en boucles les rythmes et les palpitations du monde, de jouer de l’exténuation comme de la primitivité des moyens convoqués, et de se projeter in fine vers un ailleurs toujours à (re)définir.

Gang Gang Dance
S’agissant de l’importance d’Animal Collective, il serait en fait facile de la doser en fonction du nombre grandissant de groupes qui, peu ou prou, se sont inspirés ces dernières années de leur son. Tout musicien qui opte pour la polyrythmie, l’electro tribale ou la jungle folk finit par payer son tribut au groupe de Baltimore, mais aussi par avouer son infériorité. Dernièrement Yeasayer ou The Dodos, pour sympathiques qu’ils apparaissent, n’en demeurent pas moins des épigones dont les tentatives d’assimilation du son d’Animal Collective virent à de simples gimmicks sans relief (chants séquencés, percussions itératives, propension à la transe sonore). En écoutant ces jeunes groupes, on perçoit bien en quoi Animal Collective demeure une formation à part, irréductible, impossible à dupliquer sans confiner au cliché. En tentant d’intégrer certaines particularités sonores du trio à une approche justement plus pop et mélodique, pour le dire en un mot plus soft, ces groupes dénaturent l’essence même de ce qu’ils pillent. Car chez Animal Collective le « faire » est au moins aussi important que le résultat consenti. J’imagine que pour ces musiciens, un morceau n’est jamais fabriqué à l’avance, agencé d’emblée avec un début, un milieu et une fin déterminés, mais il est le produit de moult recherches, tergiversations, repentirs et autres associations d’idées qui finissent par prendre forme. Ce qu’il reste dès lors : une pluralité de possibles, de décrochages et de glissements qui existent simultanément et parfois en contradiction. À des morceaux parfaitement finis, Animal Collective substitue des précipités de sensations et d’émotions, des propositions plastiques et rythmiques audacieuses, inconfortables, difficiles à reproduire parce que ne participant d’aucune recette répertoriée.

Quelques groupes singuliers et dignes d’intérêt évoluent toutefois sur les traces d’Animal Collective et entretiennent un cousinage notable, sans singer leur esthétique. Outre Black Dice, The Liars, Astral Social Club ou Boredoms, Gang Gang Dance semble le plus à même de rivaliser aujourd’hui avec eux. Né comme les Animal Collective au début des années 2000, ce collectif de Brooklyn joue une musique barrée et imprévisible, pleine de bruits et de fureur. De joie et d’innocence aussi. Saint Dymphna, leur dernier disque sorti fin 2008, honore explicitement la patronne des malades mentaux, c’est dire. Sur la pochette, on observe une figure de carnaval, qui pourrait tout aussi bien être une figure de l’oppression soumise à quelque intégrisme islamique. À l’image de cette troublante illustration, la musique de Gang Gang Dance se nourrit d’ambiguïté, d’ambivalence et d’indécision. Une orientation stylistique n’est jamais abordée comme une fin en soi (on saute allégrement du rock indie à l’electro, du grime au post-punk en passant par la musique africaine ou le hip hop), mais de sorte à bousculer toute forme de fixités, à non pas abolir le sens mais le faire fuir vers d’autres potentialités, d’autres paysages sonores. Dans un registre plus mélodique et dansant que celui d’Animal Collective, mais aussi plus punk et politique (les textes du groupe égratignent l’ancien gouvernement Bush et prônent notamment l’arrêt de la guerre en Irak), le quatuor de Gang Gang Dance, balançant entre recherches formelles et hédonisme musical, place l’auditeur au coeur d’un bouillonnement déstabilisant. La densité et la multiplication ininterrompue d’arrangements incongrus, loin de tendre vers un formalisme écoeurant débouchent au contraire sur un primitivisme moderne, étrange et tribal. Ce en quoi Gang Gang Dance rejoint Animal Collective : tous deux défendent un goût euphorique pour les tensions qui se résolvent et se reforment, s’évertuent à mettre en transe l’auditeur, à le transporter vers l’inconnu en inventant de toutes pièces un univers à leur échelle. Ils partagent une fascination conjointe pour les textures brouillées, les hypothèses formelles additionnées et les ambiances mutantes capables de mettre en éveil des zones anesthésiées de notre cerveau. Un surplus de couleurs qui repeint le monde en un post-monde, puis le fait vibrer, nous le fait sentir, ressentir, humer, entendre. Comme au premier jour.

– À écouter :

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Animal Collective – Merriweather Post Pavilion (Domino – 2009)

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Gang Gang Dance – Saint Dymphna (Warp – 2008)

– Animal Collective sur Pinkushion :

* Feels (2005)
* Strawberry Jam (2007)
* Water Cruses EP (2008)