À l’instar de Dinosaur Jr et Sonic Youth, les vétérans de Tortoise sonnent le glas du jeunisme en faisant leur l’adage selon lequel c’est dans les vieux pots rock que l’on fait la meilleure musique.


Lignes noires sur fond blanc. Précis de musicalité à la rigueur d’évidence plus math que post-rock. Tortoise, donc, seize ans déjà, qui récidive par-delà les satisfecit et prébendes. Et met la barre suffisamment haut pour faire dévisser la concurrence. Mais que Beacons of Ancestorship culmine tout près de TNT (1998) n’a, au fond, que peu d’importance, le groupe de John McEntire demeurant de toute façon, même en panne d’inspiration (soit sur ses deux précédents albums studio), au-dessus du lot d’épigones sans talent qui bombent le torse à tout va — réécouter à ce sujet et pour s’en convaincre leur étonnante compilation de raretés A Lazarus Taxon, parue en 2006.

Synthétique et polyrythmique aux quatre coins, éclaboussé d’électricité punk (“Yinxianghechengqi”) et de Krautrock (“High Class Slim Came Floatin’In”), parcouru d’un frisson funk dub (“Monument Six One Thousand”) ou de mélancolie electro vintage (“De Chelly”, “Charteroak Fundation”), Beacons of Ancestorship trace des traits plus ou moins épais d’un point à l’autre d’un prisme musical foisonnant et hybride, plus tribal que cérébral. Avec comme pierre d’angle une cohérence sonore magistrale et à toute épreuve : pas un choix de textures, d’instruments, d’arrangements qui ne supporte ici une quelconque approximation. Tortoise sait où il va et n’en démord pas. Le collectif de Chicago échafaude des architectures certes obliques, élastiques ou rigides, mais qui savent retomber sur leurs pieds via une post-production des plus rigoureuses dont la fonction sur ce disque consiste moins à agir comme un apprêt qu’à altérer a posteriori les repères auditifs, jouer de la con-fusion. Aussi, quand la guitare se pare de larsens au point de virer en une matière quasi électronique, de son côté l’acoustique mute, diffuse et emplit l’espace machinique. Littéralement, un principe de distorsion est à l’oeuvre sur Beacons of Ancestorship, comme en attestent également certains titres de morceaux où la juxtaposition/association volontiers intrigante des mots tord le sens du propos, allant même jusqu’à tirer la rhétorique du côté de l’ineptie.

D’aucuns diront une fois encore que Tortoise radote, confiné dans cette tour d’ivoire post-rock qui lui sied si mal — le groupe ayant depuis belle lurette dépassé le stade oedipien du genre, tué les pères –, qu’il regarde à présent passer le train de la modernité alors qu’il est resté à quai. Que nenni, il invente sans cesse, creuse son langage, se remet en son comme d’autres en scène. Sur Beacons of Ancestorship, la guitare de Jeff Parker rampe et ne se distord qu’occasionnellement, le vibraphone estampillé Tortoise a lui carrément disparu, remplacé par des sonorités analogiques. Retour vers le passé ? Re-création plutôt, telle que l’écrivain autrichien Rilke l’entendait : « Où l’art prendrait-il son point de départ si ce n’était dans cette joie et dans cette tension d’un commencement infini ? » Une façon progressive, aussi, d’installer la mélancolie (cf. le dernier mouvement de l’album) et d’opérer des détours — plutôt que des retours. L’art de la persistance afin de repousser la chute, congédier l’importun, se délier du temps et des mondanités.

– Le site de Tortoise