A trop chercher à perdre la tête, JP Nataf a réussi à s’éloigner de la route de la gloire et se retrouve aujourd’hui à arpenter seul une sente boisée. Mais qui le mène, mine de rien, loin, très loin devant tout le monde. Eblouissant.


Aux innocents les mains pleines, qu’il disait l’autre. On n’imaginait pas qu’un succès tel qu’en connurent les Innocents, justement, dès les années 80, puisse à ce point épargner la fibre poétique. JP Nataf est, avec une autre ancienne gloire, Hubert Mounier, lui-même ex-amuseur public au sein de l’Affaire Louis Trio (à contre-courant de ses voeux les plus intimes), l’un des plus beaux rescapés de l’avanie du Top 50 hexagonal, ayant gagné les galons de poètes pop esthètes à force de chansons allègres, charmeuses et profondes. Seul, le désormais barbu-chevelu se montre carrément délesté d’un poids qu’il semblait ne plus supporter, celui d’une notoriété malentendue et pas forcément bienvenue. Passé le confort matériel que l’on imagine après le phénomène que fut l’album Fous A Lier en 1992, la source ne s’est pas tarie, à peine a-t-elle ré-orienté son filet d’eau pure vers des filtres à la granulométrie toujours plus infinitésimale, ne laissant plus passer que les molécules les plus nettes et débarrassées des scories possibles. Cinq ans après Plus De Sucre, superbe album crépusculaire tout en délicatesse, le chanteur livre Clair, un disque solaire quoique traversé de brumes maritimes inquiétantes.

D’abord, dès les premières notes, jaillit la finesse du grain, une oxygénation absolue, une maîtrise totale de l’espace sonore. Avant même que de creuser “Myosotis”, “Monkey” ou “Après Toi”, on est soufflé par la légèreté qui s’en dégage. Un chemin d’écolier parsemé de pièges à papillon et bordé de compagnons incongrus, tels un chien, des cuivres ombrageux, des enfants sautillants, ou un essuie-glace agonisant. Et quand, au milieu de tout ce joli monde, la guitare s’accroche aux branches, se débat avec un banjo ou un ukulélé, elle est en fait balancée par le souffle de la voix cabossée du chanteur. Une voix qui file d’un côté à l’autre, glissant sur ces instrumentations feutrées et chamarrées. Une sensation duveteuse qui happe l’ouïe pour ne plus la lâcher, et la coller au plus près des paroles.
Car c’est dans le secret d’une alcôve que fonctionne la musique de JP Nataf, dont il faut déguster le moindre mot dit avec cette voix émouvante. De ces textes à l’intimité universelle ne versant jamais dans le consensuel, allant de la joie à la mélancolie (jamais très éloignées), tordus par la douleur mais soutenus par l’espoir — incroyable “Seul Alone”, superbe “Les Lacets”. Même la sévérité terrifiante de “Elle”, et son texte déchirant comme un secret de famille — « Dieu, dis lui toi qu’elle me nuit/Tant elle luit, tant elle lui sourit » — n’altère pas la confidence joyeuse de l’artiste. Y compris quand il confesse son mal-être — « Comment se fait-ce ? sans même un geste/J’anéantis le pays du sourire dont tu portais haut le maillot jusqu’à mon arrivée » dans le texte fleuve de “Seul Alone” — ou la difficulté de s’y remettre — “A Mandoline”. L’art subtil de dire des choses graves le sourire aux lèvres et les yeux fermés de bonheur. Une prière pour soi, une communion avec l’âtre du feu et son moi le plus indécelable. JP Nataf ouvre grand les portes de son âme et prend quand même soin d’y apposer un voilage qui trouble l’image, de sorte que l’on n’ait pas la possibilité de tout interpréter, laissant libre cours à notre imagination.

Les Innocents étaient un quatuor avec à leur tête deux complices de toujours, la paire JP Nataf et JC Urbain. Le brun et le grisonnant. Le Yin et le Yang. Les antithèses parfaites des horribles M. Berger/JJ Goldman, avec un succès quasi comparable. Alors que cette paire fonctionne encore à merveille aujourd’hui ne peut qu’être une bonne nouvelle et un nouveau coup porté à la médiocrité française encore ambiante. Toujours ce sens du rythme chaloupé, une dynamique totalement aérienne. Que ce soit en version reggae — “Myosotis” –, slow de fin de nuit — “Clair” — ou folk — à peu près tout le reste –, la magie est intacte, ne laissant aucune place à l’à peu près et dégustant des sucres d’orges avec les anges. Et les complices de s’amuser comme des petits fous — notamment Bertrand Belin, Albin De La Simone et Kim Fahy des Mabuses avec qui de sérieux liens sont tissés depuis quelques temps –, s’immiscant dans ses orchestrations soyeuses avec une facilité déconcertante. En fait, chez JP, c’est chez nous.
Prenant son temps, sur la pointe des pieds, celui qui craint qu’on le « gomme du paysage avant de [s]‘y voir en peinture » vient de poser un nouveau jalon essentiel dans l’univers un peu fourre-tout de la pop à la française. Et nous de suivre les yeux fermés, la voie ouverte dans cette forêt vierge par ce ménestrel insaisissable, oeuvrant en marge pour consolider des fondations branlantes. Un disque magnifique d’un homme qui goûte enfin cette discrétion tellement salvatrice. Alors, s’il lève le voile sur ce monde, prenons soin de ne rien déplacer car l’on souhaite retrouver le lieu intact à notre retour.

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– A écouter, “Les Lacets” :