Gueule de bois post-réveillon et Miles Davis épinglé à la Cité de la Villette.


Jack Rose, Vic Chesnutt, Lhasa, Willie Mitchell… La mort ne réveillonne pas. Pour elle, pimpante, chaque jour est une fête où elle se repaît des marrons des autres, puise sans relâche dans le cheptel humain jusqu’à l’overdose. Pas d’avant ni d’après coup (de minuit), de renversement de perspective à l’orée d’une nouvelle année, d’impondérable à embrasser, juste un éternel cul-de-sac qui s’offre soudain sans détour, l’imperturbable et harassante mécanique d’une main aveugle qui tombe comme un couperet. Au final, pas de quoi s’offusquer plus que de raison. La mort n’a que faire de la morale, des bonnes paroles et autres génuflexions de circonstance. Chevillée à l’existence, elle s’inscrit dans le cours biologique des choses, ni plus ni moins. S’il nous fallait parler d’éternité, c’est bien plutôt à son endroit qu’il faudrait se consoler, la où la vie s’avère elle d’emblée déceptive pour le commun des mortels.

milesdavisherbsnitzer1.jpg Le luxe des artistes : survivre à leur propre mort — quand bien même, pour certains, mourir ne leur ouvre pas la voie posthume d’un succès refusé de leur vivant. Rassurant, ce devenir les extirpe d’un destin tracé d’avance pour les faire accéder au rang, pourquoi pas, d’icône. Cette fable ascensionnelle alimente notamment l’exposition parisienne consacrée au célèbre trompettiste Miles Davis — visible à la Cité de la musique et qui s’achève dans quelques jours, le 17 janvier. Sous-titrée Miles Davis : le jazz face à sa légende, cette exposition superbement mise en scène et sonorisée se décline en une succession de périodes emblématiques (premiers pas et notes à Saint Louis, les années bebop et cool jazz, etc.) conjuguées à des thématiques politiques, sociologiques, voire psychanalytiques (négritude et émancipation, affirmation et haine de soi, etc.). À l’instar d’un biopic cinématographique, il s’agit d’abord ici de refaire l’inventaire du familier, de raconter une histoire signifiante et balisée, d’élaborer un récit capable de déterminer une trajectoire lisible et prévisible qui serve le mythe, sinon érige le Dieu. Ascension, chute, résurrection, le catéchisme est connu. La prospective artistique bat son plein : tout y est évalué, ennobli, considérable, ou presque.
L’éventuel opportunisme du trompettiste, ses doutes, ses ratés, son manque d’inspiration, ses redondances expressives, ses emprunts stylistiques, sa propension à se débarrasser des musiciens susceptibles de lui voler la vedette (un dénommé John Coltrane au premier chef), son machisme peu romantique, sa mégalomanie outrancière, ses exigences démesurées en matières de rémunération (l’appât du gain l’empêchera d’enregistrer un album officiel avec Jimi Hendrix), son rapport ambigu à la négritude et à sa propre personne seront signalés, souvent entre les lignes, mais ne sauraient ternir malgré tout l’image d’ensemble, faire obstacle à la passion collective. Ce serait là accorder trop de crédit au revers des êtres et des évènements, complexifier la figure dont la part de mystère doit se suffire à elle-même, entacher la légende, mettre à mal la communion, assigner à résidence parmi les hommes une personnalité hors du commun, « un artiste “global” qui transcende les styles, les écoles et les genres pour s’affirmer en tant que musicien, créateur et chef de file d’un courant musical phare du XXe siècle » (dixit Laurent Bayle & Eric de Visscher, respectivement directeur de la Cité de la musique et directeur du Musée de la musique). En somme, faire cas de ce qui s’agite en sous-oeuvre quand la surface et l’aura suffisent, finalement, à oeuvrer toute seule et satisfaire des regards qui ne pensent pas — puisqu’on pense pour eux, puisque la fabuleuse histoire est déjà écrite, interprétée, finie, médiatisée et le jazz devenu fétiche, objet culturel.
Regarder, écouter, arpenter. En ligne droite, dans le sens du culte. Participer du spectacle et des événements sans tuer le dieu encore vivant, c’est-à-dire sans se risquer à pénétrer les mystères qui bordent une vie, à tutoyer les ombres qui occupent le labyrinthe des faits. Dans ce grand bain immersif de sons et d’images qu’est l’exposition We Want Miles (titre de son album live enregistré en 1981 qui inaugurera son come-back triomphal), le noir dominant n’évoque aucune nuit ni aucun péril, ni même infini (le regard ne dure pas, trop cadré/orienté qu’il est). Ce noir instaure plutôt une ambiance idoine, renvoie à un passé fantasmé, un temps arrêté (chaque pièce fixe une période à la façon d’un arrêt sur image). La vérité, on l’imagine, au sens plein du terme, est ailleurs. Elle frappe à la porte des morts.

– À lire, l’ouvrage richement illustré We Want Miles, sous la direction de Vincent Bessières, texte de Fanck Bergerot (Textuel/Cité de la musique, 224 pages, 2009)

– À écouter, Miles Davis, The Complete Columbia Album Collection (52 albums+1DVD, Sony, 2009)