Bonne nouvelle pour la chanson française : avec son singulier premier album, Arlt montre enfin le bout de sa Langue.


La chanson française a trouvé avec Arlt son expression la plus irréfutable. Une chanson française émancipée d’elle-même, libre et libérée, débarrassée de ses tics et poses, dont la mémoire vibrante s’articule et se conjugue avec des influences obliques bien de chez nous (Marcel Kanche, Pascal Comelade, Red, Colleen) ou d’ailleurs (David Garland, Clogs, Josephine Foster). Une chanson de traverse, aussi savante que primitive, nourrie en profondeur de musique médiévale et baroque, de folk et de minimalisme, de blues et de pop, réminiscences sonores convoquées de concert, tels des souvenirs enfouis et imbriqués qui auraient encore leur saveur d’enfance. Une chanson qui se refuse aux tentations du nombrilisme et de la crasse effusion, refuge d’ego échoués dans la vase de la satisfaction. Une chanson capable de faire vaciller les aspects du monde, de donner à entendre son envergure et ses ambiguïtés, de frapper au coeur des choses. Une chanson candide et vigoureuse qui, à sa façon, résiste, tâtonne et (se) cherche, résonne et, aussi, raisonne. Jusqu’à la déraison. Manière de se mordre le bout — de La Langue. À tout le moins, de ne pas la tenir.
Depuis 2007, La Langue de Arlt se parle d’abord à deux. Elle et Lui. Au bord de l’océan. Jamais très loin des falaises. Se tenir là, dans la tourmente, avec tendresse. Habiter une maison, ouvrir fenêtres et micros de sorte à laisser entrer la lumière et le vent, les voix du dedans et les fantômes du dehors. Chez eux, sur les rebords de l’aube, Eloïse Decazes (chant) et Sing Sing (chant, Gibson acoustique, Kay électrique débranchée) rejouent la première fois, ce moment précis où l’écriture fleure encore l’origine, où la parole ne saurait chercher le fin mot. Plutôt : s’infiltrer dans les interstices du verbe, en inquiéter les sens, s’empêcher de tout dire, moins pour laisser dire que donner au silence, même fugitif, la place qui lui incombe, le laisser se refléter sur et à l’intérieur des voix, en elles. Deux voix — l’une pure et aérienne, l’autre rauque et terreuse — couplées, mêlées, enlacées, qui fléchissent ensemble, se relèvent ensemble, se brisent, se recollent, se superposent, s’abîment, ensemble. Deux voix qui dansent. Et qui, toujours, parlent. Nous parlent. Il va sans dire.

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De cette Langue resplendissante et partagée naît toutefois une tension, un trouble consubstantiel, surtout quand la mesure de l’autre impose de s’en écarter. À tout moment, la solitude peut traverser chaque corps raconté, trahir ses faiblesses, le faire chuter, presque honteux. Et l’amour chanté et enchanteur alors de s’enfuir. Principe de l’incertitude, du surgissement et du basculement, de l’urgence et du revirement, que la musique laisse entendre ou suggère. Brute, accidentée, parfois sauvage et rêche, la musique de Arlt joue, littéralement, le manque. Musique de peu amenée pourtant à circonscrire les vides de l’existence, à les remplir, mine de rien. Musique buissonnière qui défigure et suture. L’amour donc, mais pas seulement. Le vivre à deux, avec l’autre — cet amant, cet ami, cet ennemi. Histoires de toi et moi, forcément versatiles, déchirées, échouées sur la rumeur du monde. Histoires de “Château d’eau” d’où transpire l’anxieux désir que l’on voudrait assouvir. Histoires de batailles perdues que l’on s’efforce, après-coup, de noyer dans un rire grinçant, lames de fond sur lesquelles on en vient à se casser “Les Dents”. Histoires de coeur qui “Rouille”. “Haut en Bas” fragile.

Autour de Arlt, en leur demeure, de bonnes âmes sont venues graviter et se frotter aux compositions et mots de Sing Sing et Eloïse Decazes, dont notamment l’ami musicien Mocke (Holden), compagnon de longue date du groupe sur scène. Présence attentive et légitime à la Fender Jazzmaster ou à la douze-cordes électrifiée, ce dernier, en véritable tireur de perspectives, a apporté du relief, sinon du mordant, à La Langue volontiers poreuse du duo. De l’espace aussi, celui, idoine, qui puisse contenir le lyrisme des voix sans les entraver, faire signe à l’arrière-plan des chansons, leur dégager des angles vifs et des coursives, appeler ce qui remue au fond — les fantômes. Pierre-Jean Grappin à la batterie ou aux percussions, Jean-Baptiste Bruhnes au mixage et Harris Newman (habitué du label montréalais Constellation) au mastering ont quant à eux apposé, de-ci de-là, leurs touches sonores sur la toile d’ensemble, investi les coins et recoins. Ils ont contribué à tracer des lignes de fuite, à ouvrir des brèches donnant sur l’inconnu à l’intérieur d’une oeuvre qui tend à s’extraire du temps et des repères assignables. Arlt de se faufiler ainsi parmi l’archipel des autrefois ensevelis, ceux que la mémoire se plait à fouailler, tout en célébrant le présent, tous ces précieux instants qui grondent et nous suspendent à l’écriture de cette Langue anachronique devenue nôtre.

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Arlt – La Langue (Almost Musique/Discograph), album à commander via la page MySpace du groupe dès avril, sortie officielle le 11 novembre.

– En écoute :

« La Rouille »

« De haut en bas »

(l’auteur précise que ce texte a initialement été écrit pour le dossier de presse afférent à la sortie de l’album La Langue)