Rocé travaille au corps les aspérités de la langue et la violence de la société. Hors cadre, dénonçant fermement les clichés d’une époque soudoyée, il impose une fois de plus sa voix comme l’une des plus essentielles et pertinentes entendues ici.


Identité en Crescendo, second et précédent album de Rocé, n’a pas eu la résonance qu’il méritait. Pourtant, l’union du rap et d’un jazz aux courbes aussi libres que racées charriait des émotions intenses. Un écrin musical sobre et pointu pour une voix à l‘assurance imposante. Une voix scandant des mots précis, mis en rythmes cinglants pour balancer des prises de positions sans compromis. Une vision du monde engagée, ou plutôt dégagée, de l’hypocrisie du politiquement correct comme de la démagogie d’un certain sens commun. « La norme c’est la majorité, c’est pas la vérité» .

Rocé est gênant parce qu’il injecte de la complexité au sein des schémas binaires. Il interroge crûment le réel à l’aide de faits. Il voit et constate, décrit les mécanismes au plus près de l’os, sans gant ni vernis. Mais en évitant d’être sentencieux, donneur de leçons ou prescripteur prétentieux. Pour lui, l’incertitude stimule l’esprit. « Je veux être celui qui garde le doute Quant les autres le gèlent Vous avez vos réponses Moi j’ai des questions pour elles ».

Né à Bab El-Oued d’une mère algérienne et d’un père argentin d’origine russe, Rocé sait d’où il vient ; de la diversité, complexe, en mutation permanente. Son histoire est unique et multiple, comme pour nous tous. De sa singularité, il pose le débat de l’altérité. Il interroge le monde qui l’entoure, quant à la perception que ce dernier a de lui. Lui en tant que représentant de la race humaine, lui en tant qu’individu confronté à l’entité sociale, lui en tant qu’artiste rap, cette expression musicale devenue un bizness plus que rentable, ultra codifiée lorsqu’elle joue la carte du cliché double-face. Une jeunesse des quartiers chauds qui aime se voir en rajouter pour effrayer le bourgeois, lui bien content de se voir confirmer son indécrottable méfiance — euphémisme — pour ces « gens là », semi sauvages incontrôlables et inadaptés. Deux mondes figés se toisent, chacun bien engoncé dans ses principes. Face à cet amas de catégorisations, de stigmates vécus et fantasmés, Rocé se pose en observateur participant, cherchant à comprendre comment et pourquoi nous ne faisons ensemble que divaguer entre l’être et sa négation, donc le néant.

Rocé est un franc-tireur, se méfiant plus que tout des étiquettes, de la réduction de sens, des troupeaux bêlants. Fuyant la facilité, Rocé rap droit, le regard clair et lucide, sombre et intègre. L’Etre Humain et le Réverbère poursuit son travail de sape de la pensée unique. Rocé dit l’inconfort de ceux nés avec des bâtons dans les roues, étiquette « handicap à surmonter » collée au dos. Le tableau est noir, le cartable renversé. L’homme devient frère du réverbère, aussi pris que lui dans le béton qui l’enserre. La ville et ses quartiers concentrent et figent les conditions de ceux qui les peuplent. Précarités d’un côté, de l’autre espaces protégés. Des frontières partout — économiques, sociales, culturelles, symboliques — que l’on ne vit pas de la même manière, selon qui l’on est, d’où l’on vient, ce que l’on possède. D’autres l’ont déjà dit avant, ce n’est pas nouveau. Implacable, tel un pilier, Rocé apporte sa précision, sa concision, doigt accusateur pointé, poings rageurs fermés.

Sa science des mots sonne et claque, son flow ne faiblit pas. Une nouvelle fois, les sons qui l’accompagnent visent l’ascétisme, délaissant les ornements au profit de motifs tranchants, anguleux. L’instrumentation — les basses de Sil Matadin, les illustrations sonores et scratchs de Sparo — se révèle captivante au fil des écoutes. Des sons affirmés, contemporains, mesurés au cordeau, toujours sur le qui vive. Chaque morceau recèle sa complexité et son évidence. “Le savoir en kimono” met k.o. sur le tatami des mots. “Les singes”, reprise osée et réussie de Brel, se révèle encore plus cinglante aujourd’hui. “Si peu comprennent” terrasse par sa mélodie soul. Partout les thèmes sont originaux, partout les mots giflent.

Auteur de trois albums essentiels depuis 2001, Rocé sait se faire rare ; lorsqu’il paraît, il sème le doute et récolte des questions à poser. Il les pose. Libre à chacun de vouloir ou non les entendre.

– Le site de Rocé

– Lire notre entretien avec Rocé, paru en octobre 2006

– A voir : « L’Etre Humain et le Réverbère »