Passé l’engouement excessif ou le rejet épidermique, retour à froid sur les récentes sorties discographiques d’Arnaud Fleurent-Didier (La Reproduction) et de Benjamin Biolay (La Superbe), nouveaux parangons d’une chanson française plus consensuelle qu’elle n’en a l’air.


Le syndrome du risotto aux courgettes. En intitulant son second album La Reproduction, Arnaud Fleurent-Didier ambitionnait sans doute de relever un véritable défi, celui d’une chanson française enfin capable de se coltiner ouvertement à de grands thèmes, sans juger bon de s’en excuser. Entre la possibilité biologique de « se reproduire » (« Tu pourrais peut-être te reproduire », chante-t-il avec une délicieuse ironie sur « Ne sois pas trop exigeant ») et l’acte filial de « reproduire » ce dont on hérite (les faits et gestes, les paroles et musiques), le disque balance, le musicien/chanteur déclinant cahin-caha les différentes interprétations que supporte le mot « reproduction », explicitement mis au pluriel lors du quatrième morceau. Audace relative d’un auteur qui, coiffé de son identité affirmée et de son sujet énoncé, peine toutefois à donner profondeur à son approche, comme s’il plantait un décor thématique à balayer du regard (telle cette plage jonchée de gens enamourés qui figure sur la pochette) sans vraiment en investir in fine les enjeux apparents. À l’image de la chanson phare « France culture », impressionnant listing de faits, conjugué au passé et débité à toute allure monocorde, l’album La Reproduction dresse moins le portrait d’une génération (celle, disons, des trentenaires), ou de son époque (un peu larguée dans le flux contrasté de ses histoires), qu’il ne procède à un relevé indiciaire, établissant une cartographie à la fois précise (le sens du détail) et évasive (le détail qui fait sens pour tout le monde). Chacune des chansons de l’album participe ainsi d’une représentation, sinon d’une reconstitution, travaille simultanément à s’inscrire dans une temporalité donnée et à se désinscrire d’un contexte intempestif. Passé, présent, voire futur, lestés du poids de la fiction, fût-elle personnelle, se vouent à toutes les appropriations, désignent un temps à la fois signifiant et générique (« Mémé 68 » et « Pépé 44 », dont le seul titre définit un horizon aussi prévisible que limité, impossible à dépasser). Un déjà vu (situations et lieux connotent un « privé » transparent) ou entendu (musicalement, les influences vont de Michel Legrand à Gainsbourg, difficile de faire plus consensuel) qui engendrent moins un point de vue singulier qu’ils ne réduisent les éventuels questionnements à un prétexte, une toile de fond tenant du recyclage.

Arnaud Fleurent-Didier, 2010 En ce sens, « Risotto aux courgettes » emblématise à la fois les qualités et limites de la plume d’Arnaud Fleurent-Didier. Cette chanson met en scène un dîner amoureux prestement terminé sous la couette. Léger, le ton épouse un humour élégant et doux-amer, l’appétence de sexe éclipsant avec malice les menues attentions du courtisan maladroit. La métaphore culinaire bat son plein, l’insignifiant revêt un caractère décisif, de sorte que sous chaque geste chanté peut s’entendre la solitude de celui qui saute sur « la femme parfaite » d’un soir, de peur qu’elle lui échappe. Pour autant, le recours delermien à des mots qui clignotent comme des balises de reconnaissance (« Google », « kiwi », « Morricone », « panna cotta », etc.), la pauvreté de certaines rimes (« Pour lui jouer un tour qui en jette/J’ai tenté le risotto aux courgettes » ; « T’aime le fromage ? non c’est dommage »), ou encore l’inanité, voire la lourdeur, du propos (les différentes questions autour du dessert) tendent à transformer la chanson en pure coquetterie. Ni vraiment drôle, ni vraiment touchante, ni vraiment consistante, « Risotto aux courgettes » procède du meublage, désamorce toute profondeur de champ (de chant) au profit d’un décorum attachant qui nous parle à la fois trop et pas assez.

Mutisme bavard. En dépit des intentions, plus ou moins affichées, les chansons clin d’oeil d’Arnaud Fleurent-Didier spéculent à la baisse, disent les choses sans les dire (« Mais si on s’dit pas tout ben c’est pas grave » conclut l’album), apparaissent lisibles et solubles dans la mémoire collective comme le sucre dans l’eau plate, ventilent souvenirs et désirs à la manière de signes envoyés à l’auditeur disponible, sinon complice. De toute évidence, La Reproduction établit les conditions d’un échange pacifié où l’identification et les références communes délimitent un terrain vaguement socioculturel qui voit l’individu n’exister qu’en fonction d’un même vécu à partager et de ses goûts autoproclamés, véritables marqueurs d’identité communautaire (si tu aimes ce que je vis et écoute, tu aimeras mon disque parce que tu appartiens au même clan ou réseau). Une prison dorée dans laquelle le réel bute constamment sur un imaginaire collectif cadenassé où rien ne s’invente et, finalement, tout se reproduit sans cesse.

Ma vie est un roman (comme les autres). Nombreux sont les points communs entre Arnaud Fleurent-Didier et Benjamin Biolay. Affinités versaillaises électives et parisianisme assumé, look identifiable (pull-over rouge avec col en V pour le premier, mèche rebelle pour le second), velléités littéraires et cinéphiliques, déférence gainsbourienne revendiquée. Et, aussi, une certaine propension à se raconter, à faire de la chanson un exercice d’auto-fiction. Ce qui frappe dès les premières écoutes de La Superbe, c’est la dimension éminemment romanesque qui se dégage de la succession foisonnante des vingt-deux morceaux, transformant ce qui n’aurait pu être qu’un journal intime nombriliste en périple échevelé. Chez Benjamin Biolay, la vie, l’amour, la mort s’apparentent à une aventure où toutes les routes ramènent à soi, un voyage désenchanté passé au prisme d’une subjectivité éclairante et parfois impudique. Si, comme dans La Reproduction d’Arnaud Fleurent-Didier, la question de l’héritage est abordée dans La Superbe (« Ton héritage »), celui-là n’est jamais qu’une occasion de plus pour l’auteur d’exposer sa criante condition d’homme torturé, allant même, via un atavisme quelque peu abscons (« Ce n’est pas ta faute/C’est ton héritage/Et ce sera pire encore »), jusqu’à faire de sa propre progéniture son double à venir, une énième déclinaison de soi (initiée avec « Padam » : « Souvent je me suis pris pour un autre et j’ai fait/Des doubles fautes »). Biolay ne joue pas un rôle mais tous, dans une superproduction intimiste qu’il a pensée, écrite et mise en scène tout seul, ou presque. Là où Fleurent-Didier se drape de modestie, s’avance sans rien dire, Biolay se démultiplie et se surinvestit à l’envi, s’épanche, fait du bruit. Mais, au final, l’entend-t-on davantage ? Et ce que l’on entend est-il moins convenu ? Pas si sûr.

benjamin_biolay_ouv_reference.jpg S’il me fallait trouver un équivalent cinématographique à l’univers musical de Benjamin Biolay, les films de Christophe Honoré constitueraient un bon pendant. Pas seulement en raison des liens affectifs et professionnels qui unissent le cinéaste et le chanteur, également acteur dans son dernier film, Non ma fille, tu n’iras pas danser (2009). Chez l’un comme chez l’autre, domine, en effet, ce sentiment assez pénible que chaque chose est à sa place, bien installée, ne cédant que trop peu à la possibilité d’un basculement, d’un décalage, d’une prise de risque. En dépit d’une modernité et d’une originalité criées sur tous les toits, ne reste en réalité que des effets de style clinquants, des coups de bluff (la litanie de poncifs sur le couple déposés sur post-it dans « Brandt Raspoutine ») qui font mine de distiller de l’altérité quand tout relève, en fait, d’une norme déjà établie et validée. La crudité de certains passages de La SuperbeJe n’ai pas de coeur je n’ai que ma queue ») ne vient, par exemple, aucunement rompre la petite routine du tout-venant de la chanson française, transgresser un académisme violemment arraché à sa légèreté radiophonique ; elle tient plutôt du morceau de bravoure, de la signature trash que l’on est en droit d’attendre dans tel contexte, de la pointe réaliste qui assoit l’album dans son époque éhontée.

Dès lors, dans ce cadre parfaitement défini, Benjamin Biolay endosse le costume qui lui colle à la peau, celui du dandy mal-aimé, déchu et magnifique (parce que déchu, forcément), « mélancolique » et en rupture (presque une profession de foi chez lui). De l’art de jouer de sa propre force d’inertie et de l’urgence chargée des mots. L’honnêteté de la confession et de la démarche artistique, souvent vantée dans les chroniques élogieuses du disque, n’arguant nullement, faut-il le rappeler, de la réussite esthétique d’une oeuvre, La Superbe est ainsi tout entier contenu dans son exhibitionnisme romantique attendu et peu renouvelé — comme les films sous cloche cinéphilique d’Honoré font mine d’actualiser un cinéma (celui de la Nouvelle Vague, principalement) qu’ils embaument avec complaisance. « Assez parlé de moi » chante encore avec cynisme un Biolay qui, pas dupe, fait tout le contraire, parfaitement synchrone avec lui-même, déplié comme un livre ouvert qu’on a déjà lu mille fois.

– À lire, les chroniques de La Reproduction (février 2010) et La Superbe (novembre 2009) parues sur Pinkushion