Le duo Arlt nous raconte piste après piste leur chasse aux fantômes dans le mythique studio Hotel2Tango, terrain de jeu de leur ensorcelant second album, Feu la figure.


C’est un exercice à la fois assez plaisant et tout à fait embarrassant que de commenter soi-même ses propres œuvrettes, vous savez. Assez plaisant parce qu’on n’y revient pas sans plaisir, bons souvenirs encore chauds, et puis parce que ça nous permet de frimer un peu et de prendre des poses d’artiste qui a des choses à dire. Embarrassant parce qu’on a peur de tout gâcher, de foutre l’éventuel petit mystère du truc en l’air, de saturer le machin de considérations personnelles déplacées. Parce qu’on a peur de se mettre à tricher un peu. Parce qu’on se dit que la musique, bon dieu, n’a besoin ni d’intentions ni d’explications. Que les gens ne sont pas censés avoir besoin qu’on les prenne par la main. Vous voyez le topo. Et puis parce qu’après tout, on n’est pas censés, nous, musiqueurs et lanceurs de phrases dans le vide, manipulateurs de hasards et d’accidents, savoir précisément tout ce qui se trame et comment et pourquoi sur nos petits établis mentaux, dans nos petits métiers bizarres. Souvent les choses surgissent un peu d’elles-mêmes, chargées de leur propre symbolique, de leur propre mémoire (chaque accord, chaque mot, a déjà traîné partout avant qu’on s’en empare). Ce n’est souvent qu’après coup qu’on peut voir une forme apparaître et se mettre à SIGNIFIER. Bref.

Janvier 2012, Montréal est aveuglante, assourdie par une neige qui nous grimpe jusqu’aux chevilles, la température descend jusqu’à -30°. Nous ne dormons presque jamais (jetlag, excitation, humeurs qui tournent comme le lait dans nos âmes-casseroles), et ce malgré les somnifères (dont on ressent du coup les effets psychotropes, pour le meilleur et pour le pire). On boit du vin rouge et de la bière noire. Radwan Ghazi Moumneh (dont on connaît le travail pour Eric Chenaux, Clues, Matana Roberts, entre autres) est d’une élégance sidérante. Il nous écoute, se déplace sans bruit dans le studio (le fameux Hotel2Tango qu’il a co-fondé), pose quelques questions, plaisante, détend l’atmosphère.
On lui dit qu’on aimerait des prises brutes, physiques, charnelles. Il opine du chef. On ajoute qu’on compte sur lui pour apporter malgré tout à l’ensemble de discrètes touches de sophistication paradoxale. Qu’on a une foi sans borne en l’existence des fantômes et que nos chansons se voudraient des danses pour appeler leur présence. Ce serait aimable de sa part s’il pouvait faire son possible pour saisir un peu de ça. Nous voulons des guitares maigres, des voix pleines d’un air froissé par le passage éventuel de ces fameux fantômes.
Il essaie d’antiques micros qui semblent tombés d’un vaisseau spatial. Il sort des machines à bande étranges dont j’oublie immédiatement le nom. Il s’affaire, il s’amuse. À la fin des prises il part se défouler à la boxe, quand il revient il a mal aux côtes et il se marre. Ainsi jour après jour ou à peu près. Nous, nous jouons, nous cherchons, nous improvisons, nous faisons ceux là qui sont des clowns, des chamanes, des acrobates, des handicapés, des peaux-rouges, des soldats de plomb, des sorciers, des marins d’eau douce. Radwan traque les détails, sonde l’invisible, tire sur le grain des choses. Il en sort ces chansons qu’on dirait sèches et frontales, caverneuses, charbonneuses et traversées pourtant de discrets scintillements (lucioles ? feux follets ? vacillements de lanternes sourdes ?). Certaines semblent fourmiller comme autant de membres endoloris de cette électricité statique qui agace le poil et met la laine debout. À bien écouter, on dirait parfois que le mix bouge tout seul, imperceptiblement, glissant en menus travellings autonomes qui hantent effectivement littéralement le disque comme des présences impossibles à définir. L’espace se modifie à mesure que le disque avance, les voix collent à leur salive et les guitares semblent vivantes. Qui sait si tout ça est bouillant ? Qui sait si tout ça est glacé ? Radwan, nous t’aimons, nous t’embrassons, rappelle nous qu’on te doit une bouteille de poire.



1) Le pistolet


Un penchant pour les sous-entendus grivois (« tu as la bouche pleine, tu as les dents froides tu m’aimes bien ça se voit »), pour les images ramassées toutes rouillées dans les pires vieilles décharges poétiques (« tu m’as pris pour un pistolet »), et pour les expressions toutes faites (« parfois tu es dans la lune ou je ne sais pas »). Quelques accords mille fois usés, une rythmique vaguement rock n’ roll, pour une fantaisie patraque, ahurie, peut-être un peu teigneuse, on se demande pourquoi. Mettons que ça cherche à dire l’air de rien quelque chose comme l’exaspération du désir. Ou bien que c’est une blague. Une première version est parue il y a quelques mois en 45 tours. Mocke y doublait les accords sur une guitare saturée d’obédience punk un peu crâneuse. Il a cette fois opté pour un motif d’intro qui pourrait rappeler certaines enluminures qu’on entend parfois chez Tom Zé, mais joué à contretemps pour faire trébucher d’entrée le couple qui danse là. Déjà Radwan lance ses lucioles électriques sur la coda répétitive qui précède l’éjaculat. Premier coup tiré d’emblée, à peu de chose près. Le disque peut commencer. Sans mes bras. Une ballade amoureuse au rythme ambigu (on s’en souvient comme d’un morceau down-tempo alors que non). On ne sait pas bien qui parle à qui ni tout à fait ce qu’il dit. Ce doit être l’histoire d’un fou (d’une folle ?) que l’amour illumine, pour aller vite. La guitare rythmique, rêche et obtuse essaie d’imiter le groove d’Al Green et se rate évidemment, pendant que la guitare de Mocke, tour à tour, virevolte sur la scène en flocons velvetiens ou amorce des riffs à tentation funky laissés en suspens. C’est une spécialité de Mocke que de commencer à tracer des lignes et de les interrompre pour laisser l’auditeur les finir tout seul, selon son imagination ou son bon plaisir. Ses arrangements sont télépathiques, pourrait-on dire. Le chant d’Eloïse bascule d’avant en arrière, psychiatrique et doux, semblant ralentir le mien, qui clopine en déclaration voyou.


Eloïse & Sing Sing / Photo de Julien Bourgeois


3) L’eau froide



L’introduction s’est plus ou moins improvisée en trois mouvements distincts où deux guitares chancelantes dansent un rebetiko maladroit, s’emballent puis chutent en valse faussement gymnopédique qui ramollit doucement. C’est je crois le résumé instrumental des trois étapes d’une rencontre amoureuse qui s’achève avant le début du chant. Eloïse, marionnette aux fils rompus, évoque la fin de l’histoire, les fantômes qui hantent le couple, la fuite en avant. Son chant est fait d’eau froide, effectivement, mais les guitares solaires cherchent à couler sur le paysage comme des trainées de miel bouillant.


4) Une sauterelle (dessinée par un fou)


Encore une chanson d’amour et de désir esquissée à coups de formules bringuebalantes et de surgissements pseudo-lyriques divers (« Une sauterelle dessinée par un fou : tu y ressembles quand descendant sur la viande, la viande dit oui », « tu te retournes et c’est mon dos, tu me vas vite, tu me vas vite, trop, tu me fais du bruit, tu me fais du bruit, trop »). Certains y ont vu l’adresse de l’auteur à sa propre chanson (cette fameuse sauterelle dessinée par un fou serait alors la chanson elle-même, jouée trop vite et trop bruyamment. La chanson elle-même finirait par répondre à l’auteur. L’idée me plait bien même si c’était pour moi au départ une chanson érotique de plus. Il y a aussi cette phrase un peu manifeste : « ça tremble et tout ce qui tremble est vrai ». « Que vaut la vie sans incandescence ? » demandait déjà Eloïse sur le précédent album. Deux grandes constantes de Arlt, qu’on pourrait croire antinomiques mais qui pour nous ne vont pas l’une sans l’autre : le caractère fantomatique de tout et l’obsession du vif. Musicalement, le morceau est vaguement inspiré par de vieux disques de fanfares mexicaines (ces processions funèbres remplies d’allégresse) dont on pique la rythmique symptomatique pour la faire tourner sur elle même en krautrock subliminal. Mocke rêvasse en contrepoint, impressionniste et cubiste tour à tour, hors harmonie, avec ce son jazzy un peu diffracté qui semble s’inspirer lointainement des parties de Lee Underwood sur les disques de Tim Buckley. Sa guitare dissonante très douce, presque câline déroule une espèce de dramaturgie floue par dessous ma guitare plus anguleuse et rêche. C’est un morceau qui s’ouvre en deux et change nettement d’espace sonore pour finir dans un bouge greco-turc dans lequel un orchestre spectral (bouzouq tenu par Radwan, guitares astronautes et xylophone à trois notes) entame dans le lointain comme un sirtaki pour touristes. Eloïse, au premier plan mais la tête en bas, s’alanguit en formules voluptueuses et droguées.


5) Tu m’as encore crevé un cheval


C’est la première chanson de Arlt à comporter comme ça 4 couplets et un refrain (d’habitude ce ne sont que formules répétitives tressées ensemble). C’est aussi je crois la première chanson de Arlt « écrite » à proprement parler, sur le papier (plutôt qu’issue de la mélodie, direct depuis le chant, direct depuis la bouche). On peut l’entendre comme un genre de fable à trous dont on n’aurait gardé que les ellipses, des bouts de dialogues, les détails nichés entre les lignes d’une histoire que l’auditeur aura à se raconter lui-même. Ou bien quelque chose comme le monologue intérieur d’un des personnages de cette fable. C’est la traversée d’une route, c’est tout ce que je peux en dire. Cette route est jaune, comme dans le Magicien d’Oz mais elle est aussi « noire de joie ». Cette route est jaune et noire donc, comme la pochette du disque. C’est une traversée semée d’embûche, dans la fièvre, la joie et la trouille, sous une pluie battante (« mais la pluie ne me touche pas ») et dont on ne connaît pas vraiment le but. C’est un conte de fées sans rebondissement réel, un trajet qui n’avance pas. Et en même temps c’est une imprécation. Le tout sur deux accords inlassables de guitare tétanique et dansante (rythmiquement russophile) piquée d’échardes électriques dans une chorégraphie gauche. Eloïse chante imperturbablement, d’une voix d’oracle ou comme si, à deux pas du bûcher, elle jetait calmement quelque malédiction sur la foule. Je braille les chœurs comme un refrain hilare de mauvaise chanson à boire, Mocke tangue avec allégresse et conclut la chanson en arpèges oniriques qui semblent fondre comme une vieille bande magnétique au soleil. C’est une chanson dont on aime à se dire qu’elle rassemble des tas d’humeurs contraires, des températures ennemies. On ne comprend pas toujours très bien les paroles qui disparaissent par endroits sous le ressac des instruments, et à mon avis c’est bien comme ça. Feu la figure, quoi.


6) Rhinocéros

Le rhinocéros est un animal fascinant. Quasi mythologique. Sa grosse gueule et sa corne au milieu. Sa figure se substitue ici à la figure humaine (feu la figure, quoi), tout simplement parce que ça nous paraît rigolo. Et parce qu’il y a suffisamment de chansons comme ça qui singent et codifient l’humain au premier plan. Bref. Ce morceau s’avance à la façon d’une imitation de comptine pour enfants, avec mélodie simplissime et refrain chanté à la fois à l’envers et à l’endroit (de la chanson considérée comme un cadre où le temps se donne à voir comme élément réversible). Mais une comptine punkoïde, tout en faux départs, pieds dans le tapis, jeux d’osselets, solo absurdiste et suicide progressif du sens.


De g à droite, Sing Sing, Eloïse et Mocke / Photo de Julien Bourgeois


7 ) Le ventre de la baleine

On dirait que je chante avec le micro entre les dents ou bien que je sors de chez le dentiste ou bien que je me suis cassé la gueule. Ce que je dis d’ailleurs vers la fin. (« j’ai cassé ma gueule, laissé tomber ma gueule, les enfants ont ri, mais toi ? ». Feu la figure, quoi). Eloïse déshabillée, Mocke cousant là-dedans des fils d’or fin comme dans une drôle de tapisserie médiévale. Fendus, pointus, surpris. Le désir encore. Le soir est un ventre de baleine. On découpe une vache pour s’y blottir à deux, au matin, nous lui mettons le feu puis allons nos 7 lieues. Démerdez-vous avec ça. La parole surgit seule et tourbillonne. Privée autant que possible de sa valeur communicante, marchande, publicitaire. Mais un peu rendue, espérons le, à sa fonction incantatoire. Le final est un emballement, une toupie, une sortie de terre d’esquimaux fantômes, de fées absconses, de pygmées lubriques et de grands vents contraires qui se tirent la bourre et finissent dans le siphon du lavabo. Un charivari de pulsions primales retranscrites en morse et télégraphiées à une adresse inconnue. Eloïse et moi chantons en même temps des couplets différents jusqu’à ce qu’on ne pige plus que dalle, que le sens s’effrite et que la figure humaine, encore elle, encore une fois, tremble jusqu’à risquer de disparaître. Paradoxe : tremblante, la figure menace de s’effacer, mais tremblante, la figure semble enfin vraie. Feu la vache, feu la figure. Enterrant la figure, nous célébrons la figure. Ce disque est une prière.


8) Le périscope


C’est à la fois une parodie de chanson d’amour et une chanson d’amour pas parodique du tout. Petite rythmique espagnole, solo de deux notes. Eloise qui génère étrangement une lumière de plus en plus en plus diurne à mesure qu’elle descend dans les graves et Mocke qui double à l’octave la mélodie principale (cette idée simple comme bonjour nous est venue alors que Radwan nous faisait écouter sa collection de vieux disques arabes où l’orchestre très souvent ignore l’harmonie et joue à l’unisson le même motif pour mille violons).


9) Chien mort, mi amor.

C’était à l’origine la face B du 45 tours sus-évoqué, l’envers du « Pistolet ». La chanson ici, petit rock n’roll et jeu de cache-cache animalo-pornographique, semble n’être qu’une prise d’ élan pour se précipiter dans cette longue improvisation finale euphorique et tourmentée qui voit Mocke tresser un solo sans territoire fixe, âpre et tout à fait joyeux avant de construire une sorte de fugue bruitiste à mille reflets pendant que je ressasse un sempiternel même accord derviche. Eloïse bat la mesure aux maracas et brûle son chant d’amour en soupirs cannibales, jusqu’à la transe et jusqu’à l’épuisement.


10) La ville est triste.

« Tout ce vent, tout ce vent qui a rendu tous ces gens dingues, dingues, tout ce vent oui tout ce vent s’est couché vers le sud » La tempête est terminée. Le paysage est retourné. La comptine finale fait office de générique claudicant, chanté doucement, comme un radeau qui s’en va sur les arpèges liquides d’un Mocke qui semble jouer de mémoire une vieille ballade de jazz entendue en rêve et à l’envers.

Arlt, feu la figure (Almost Musique)