Après s’être copieusement vautré dans les frasques du rock’n’roll circus, Zachary Cole Smith livre un disque-confession aussi imposant que captivant.


Originaires de Brooklyn, DIIV avait été l’une des révélations de l’année 2012 avec son premier album, Oshin, paru sur le label indé le plus en vogue du moment, Captured Tracks. Au départ conçu comme le projet solo de Zachary Cole Smith, alors batteur des Beach Fossils, la formation intègre par la suite plusieurs membres, dont un ex-Smith Westerns.

Après avoir été hâtivement consacré nouvelle sensation du rock underground (et posé pour Yves Saint-Laurent), Smith sombre dans une traversée du désert en forme de stéréotype rock’n’roll, accumulant tous les poncifs du genre : descente aux enfers personnelle à grands renforts d’héroïne, ratés artistiques (annulation de concerts, session d’enregistrement improductive, départ du batteur du groupe pour cause de toxicomanie) déchéance publique et tourmente médiatique, bien aidée par sa relation avec Sky Ferreira, mannequin-chanteuse-actrice californienne. Les deux tourtereaux sont arrêtés au volant de leur voiture par la police américaine en 2013, sans permis de conduire mais avec ce qu’il faut de drogues diverses. La machine médiatique s’emballe et les voici propulsés comme misérables junkies.

Deux ans plus tard, la tête pensant de DIIV revient avec ce qu’il présente comme le disque de la rédemption. Il s’agit donc pour l’auditeur de dépasser cette litanie de clichés pour saisir une Å“uvre pas si caricaturale qu’elle ne le paraît au premier abord. Enregistré dans un entrepôt de Los Angeles puis dans divers endroits de Brooklyn, notamment dans La Mecque hipster de Williamsburg, c’est en fait un double album de 17 chansons qui affiche plus d’une heure au compteur. Produit par Smith en personne, qui écrit seul les morceaux et se charge d’enregistrer toutes les parties de guitare et de basse, Is The Is Are a bénéficié de l’apport du claviériste/guitariste Colin Caulfield, qui officiait auparavant sous le nom de Young Man.
Première différence notable, la voix du chanteur s’extirpe beaucoup plus distinctement (sur « Dust » et « Valentine », entre autres) des strates de guitares réverbérées qui singularisaient Oshin. Interrogé dans nos colonnes, le leader de DIIV explique avoir voulu rendre les paroles le plus intelligible possible. Le livret qui accompagne le disque a aussi été très soigné, afin de favoriser l’immersion de l’auditeur. Ses 30 pages sont toutes illustrées d’une peinture originale où sont inscrites les paroles des chansons. La pochette, elle, est le fruit de la collaboration de trois graphistes.

Car les paroles sont indissociables de l’habillage instrumental pour appréhender un disque conçu comme une catharsis des luttes personnelles et du malaise existentiel de son leader, une tentative de se frayer un chemin à travers ses démons et un processus thérapeutique pour recoudre les cicatrices. Is the Is Are est donc le récit, certes quelque peu égocentré, d’une brutale descente aux enfers, mais aussi celui d’une rédemption.

Avec sa guitare dissonante et une voix nonchalante, « Bent (Roi’s Song) » aborde frontalement le combat de Smith avec l’addiction et sa cure de désintoxication, tout en laissant augurer des jours meilleurs : « And I saw you after a decent spell in a private hell / And I told you, « I hope I live a thousand lives, hope I live them well » / Fought my mind to keep my life, but my body’s putting up a tougher fight ».
Juste après, « Dopamine », premier single dévoilé à la fin de l’été dernier, continue d’explorer ce thème de l’addiction à l’héroïne de façon explicite, en y décrivant ses effets physiques et psychologiques : « Shots ringing out, I’m soaking / Eardrums shaking, years start weighin’ me down / Crawling out from a spiral down / Fixing now to mix the white and brown ». Le groupe livre sûrement là sa chanson la plus poignante à ce jour.
Puis la mélancolique « Take Your Time », dont les paroles se réfèrent aux sentences prononcées au cours des séances des groupes d’alcooliques et de narcotiques anonymes. Après ces plongées dans les affres sombres de la dépendance, la voix de Smith se fait plus énergique et décidée à rompre avec l’addiction : « I wanted to die / Now i’m fighting / Fighting for my life » (sur Is The Is Are).

Du point de vue musical, Is The Is Are délaisse le plus souvent la cold wave de son prédécesseur et présente une plus grande variété instrumentale, allant des motifs rythmiques du krautrock aux textures sonores du shoegaze, en passant par les intonations planantes de la dream pop et de la new wave. On y entend donc tour à tour, dans les strates de guitare, les influences de Ride, de Neu !, de Slowdive ou de Sonic Youth quand Sky Ferreira pose sa voix à la manière de Kim Gordon sur « Blue Boredom (Sky’s Song) ». Mais l’influence qui apparaît le plus clairement restant celle de The Cure. La ressemblance instrumentale avec le groupe de Robert Smith est parfois saisissante : la ligne de basse sépulcrale de « Yr Not Far » évoque ainsi aussitôt le jeu du guitariste Simon Gallup.

Les multiples hommages ne sont pas que musicaux et se logent également dans les paroles : le « I saw you with a very loose grip on your tight ship » sur « Bent (Roi’s Song) », repris de la chanson « Nude As The News » de Cat Power ; le « With the incarnate devil and a talking snake » de « Incarnate Devil », vers issu d’un poème de Dylan Thomas. Dans « Dopamine », Smith emprunte un passage du journal de Kurt Cobain « Buried deep in a heroine sleep » ; et fait de nouveau référence, sur « Mire (Grant’s Song) », à l’une de ses idoles de jeunesse, l’acteur disparu River Phoenix (« My own private I dunno »).

Si on retrouve des guitares noyées dans des effets de réverb (l’atmosphère ouatée de la chanson éponyme), la marque de fabrique du groupe réside surtout dans des arpèges cristallins qui tissent des progressions harmoniques et des lignes mélodiques riches et complexes. Preuve en est dès l’ouverture du disque, avec un « Out Of Mind » qui associe un riff aérien et une mélodie hypnotique. La très new wave « Under The Sun » prolonge cette alchimie, avant que la vénéneuse « Valentine » et sa ligne de guitare entêtante ne forme l’un des sommets du disque. La basse, endiablée (« Incarnate Devil ») ou plus ronde (« Under The Sun »), constitue également un élément essentiel du son de DIIV.

Mais le groupe sait aussi s’éloigner de ses fondements instrumentaux. En témoignent (outre les deux interludes superflus que sont « Fuck » et « Napa »), le piano de « Healthy Moon », le déluge sonique contenu et les cris étouffés de « Mire (Grant’s Song) », ou encore la lourde distorsion et l’explosion électrique de « Waste of Breath ».

Malgré la longueur de l’album et le caractère répétitif de certains motifs mélodiques, qui donne parfois l’impression que le groupe s’écoute jouer (par exemple sur la dispensable « Loose Ends »), ce premier sentiment de dilution s’efface après plusieurs écoutes tandis que ce Is The Is Are révèle tout son potentiel addictif.

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En concert à la Flèche d’Or, Paris, le 6 mars