L’envoûtant cinquième album du collectif Dirtmusic capte les ambiances de la cité d’Istanbul et élargit ses préoccupations aux maux des temps modernes.


Le cinquième album du collectif Dirtmusic colle profondément à l’actualité du moment (et sans doute aussi malheureusement du futur). Bu Bir Ruya est la bande son anxiogène d’un monde déchiré. C’est également le fruit d’une collaboration de musiciens conscients des enjeux (politiques, religieux et migratoires) de notre monde. Sa tonalité musicale ne présage rien de bon. Chris Eckman (Chris & Carla, Walkabouts) et Hugo Race (ex The Bad Seeds) se sont associés au musicien Turc Murat Ertel sorti pour l’occasion de sa formation psychédélique Baba Zula. Enregistré sur la terre de Murat Ertel à Istambul seulement quelques mois après le putsch avorté de son président, on imagine aisément l’ombre menaçante et autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan planer telle un voile noir au-dessus des musiciens. L’horizon est sombre mais le cosmopolite Bu Bir Ruya reste bien ancré dans son temps. Les séquences musicales s’enchaînent et notre imaginaire travaille ; rêve ou cauchemar ? – c’est selon. Son allégorie pourrait être la suivante : celle des populations syriennes ou africaines fuyant leur pays natal dans le seul dessein d’atteindre une nouvelle terre d’accueil. L’écoute de cet opus exerce un fort pouvoir cinématographique. C’est sa qualité première.

Mais quelques titres aux textes plus poétiques et énigmatiques échappent à notre interprétation. Le dépaysement est remarquable quand la musicienne et songwriter turque Gaye Su Akyol prend les rênes des 4 minutes 36 de “Love Is A Foreign Country”. Tout en volupté, ce songe musical nous conduit dans une cité aux ambiances ottomanes où le mystère et la beauté se disputent. Le collectif Dirtmusic a donc abandonné ses influences maliennes et sa collaboration avec les musiciens Touaregs de Tamikrest concrétisées sur l’album BKO de 2010.

Le blues psychédélique de “Bi De Sen Söyle” le démontre d’emblée. Les musiciens y dressent un captivant premier tableau. Cette composition est peut-être le récit de la course effrénée d’un migrant anonyme, déraciné et apeuré, sur la route de la liberté et de l’espoir : les guitares y sont d’abord intrépides et atmosphériques – synonyme d’une intense euphorie – le tempo est rythmé comme une fuite en avant, puis bien vite les premiers obstacles surviennent avec ses premières menaces, les riffs de guitares se saturent et sont accentués par le chant bref et plaintif de la chanteuse Brenna Mac Crimmon. Le phrasé du songwriter australien Hugo Race est grave et profond, il décrète alors ses vérités comme un rappel à l’ordre. Les premiers doutes surgissent, ce sont déjà des blessures.

So many others are just like me, did i lose my identity? / So many like me, did i lose my dignity?

C’était sans compter avec le stambouliote Murat Ertel qui d’une voix sombre et menaçante précipite ensuite le voyage dans l’inconnu et la tension. La voie sera sans issue :

I am no longer want to change / I am no longer trying to escape

Les textes sont hyper réalistes. Associés aux climats sonores le mariage est optimal. L’exemple est magistral sur l’hyper dynamique et psychédélique “The Border Crossing”. Les riffs de guitares électriques et le saz électrique – instrument fétiche du musicien turc – se contorsionnent dans tout l’espace. Le tempo est urgent et éloquent, la mélodie est gonflée à bloc, avec ces quelques paroles qui s’impriment durablement :

Hey mister don’t you know the world it’s getting smaller ? / I need you to help to get across the border

“Go to the distance” ignore lui aussi les frontières et respire la soif de liberté. Le plaisir est grand de retrouver la voie éraillée de l’américain Chris Eckman sur ce morceau très inspiré digne de ces meilleures compositions. L’association de ces trois musiciens aux contreforts du Bosphore est optimale. Leur entente est remarquable, la combinaison de leurs instruments classiques – guitare, basse et claviers avec les plus traditionnels – saz, yaybahar (du percussioniste Görkem Sen), kalimba, Davul ou bendir – sèment le trouble et produisent leurs effets. Bu Bir Ruya est une nouvelle fable d’un monde éperdu. Quant à Hugo Race, Murat Ertel et Chris Eckman, ils sont aussi les citoyens du monde, donc les bienvenus.

 

Glitterbeat Records – 2018

https://dirt-music.bandcamp.com/album/bu-bir-ruya

http://glitterbeat.com/

https://www.facebook.com/DIRTMUSICBAND/

Tracklist :

  1.  Bi De Sen Söyle
  2. The Border Crossing
  3. Go The Distance
  4. Love is a Foreign Country
  5. Safety in Numbers
  6. Outrage
  7. Bu Bir Ruya