Sur son septième album studios, le pianiste berlinois réputé pour son jeu tout en introspection, ouvre un ambitieux dialogue extérieur.


« Pendant longtemps, les pianistes ont travaillé contre la nature en cherchant à donner une sonorité égale à chaque doigt. Au contraire, chaque doigt devrait avoir sa propre partie. Il y a plusieurs espèces de sonorités, comme il y a plusieurs doigts. Il s’agit d’utiliser ces différences. Et ceci, en d’autres mots, est tout l’art du doigté. » Ainsi parlait Chopin à l’évocation du toucher au piano.

A la question de cet “art du doigté”, le pianiste berlinois Nils Frahm sait , au-delà de la technique, que ce sont dans les imperfections que l’on peut puiser, voire stimuler, l’émotion. Ces accidents là sont recherchés. Le musicien et producteur s’est souvent retrouvé au cours de sa carrière confronté à des situations de contraintes, pour les transformer à son avantage. Ce fut le cas par exemple sur son album Screws paru en 2012, qu’il avait enregistré avec neuf doigts suite à une blessure au pouce. Ou encore Felt  (2011) enregistré dans son appartement, où il étouffait avec du tissu les marteaux de son piano pour ne pas déranger ses voisins, procurant à l’album une sonorité particulière.

Classé dans la catégorie néoclassique aux côtés de ses compatriotes Max Richter et Hauschka, le musicien iconoclaste a battit en une douzaine d’années une discographie très personnelle, une musique instrumentale intimiste, accessible et hypersensible, tentant d’établir des passerelles avec l’ambient de Brian Eno, le minimalisme d’un Steve Reich et d’Arvo Pärt,  l’exploitation de l’espace et du silence dans la pop d’un Mark Hollis et d’un Robert Wyatt, jusqu’aux larges horizons jazz ouverts par Keith Jarrett. Novateur également dans l’usage du piano et ses dérivés électrique (Rhodes, Moog, Roland…).

La genèse de son septième album, All Melody, commence par un studio d’enregistrement. Certes, comme souvent, me direz-vous… mais l’étape ici est cruciale.  Nils Frahm a passé ces deux dernières années à construire le lieu de création de ses rêves, Le Saal 3, un vaste studio hi-tech aménagé dans une partie du bâtiment Funkhaus à Berlin Est, ancien siège de la radio d’État de l’ancienne RDA battit dans les années 50. Tout y a été construit de manière artisanale par le musicien aidé de quelques amis, de l’électricité en passant par la boiserie, la fabrication d’un orgue à tuyaux, et la table de mixage.

Rompant ainsi avec ses vieilles habitudes – tous ses albums avaient été enregistrés en autarcie dans son propre appartement, reconverti en studios -, ce déménagement a ainsi poussé le pianiste emblématique du label Erased Tapes à réviser sa vieille méthode de travail. Plusieurs règles, devenues au fil du temps un handicap, sont tombées. Notamment cette autarcie devenue pesante, sa marque de fabrique depuis son premier album. Durant  les 74 minutes de ce disque aussi dense que varié, sur ces points son plus ambitieux à ce jour, des présences extérieures se fondent pour la première fois dans le paysage, avec les collaborations de la violoncelliste Anne Müller, le percussionniste Sven Kacirek, le trompettiste Richard Koch, et l’ensemble londonien de choeurs Shards. Chacune des douze plages sont l’occasion d’expérimenter de nouvelles approches : un solo de trompette souffle une mélancolie jazz sur le très urbain « Human Range », des nappes synthétiques se fondent avec des cordes et des marimbas sur “Sunson”, on peut continuer ainsi tout du long de All Melody.


Nils Frahm : “Au cours du processus finale, tout album révèle non seulement ce qu’il est devenu, mais peut-être plus important encore, ce qu’il n’est pas devenu. On a imaginé que « All Melody » serait tellement de choses au fil du temps, mais au final, l’album n’est jamais exactement ce que j’avais prévu.” La musique que j’entends à l’intérieur de moi ne finira jamais sur un disque, car il semble que je ne peux la jouer que pour moi-même.”


Mais le tournant sensible, on y revient, c’est assurément l’apparition des voix, présentes dès la magnifique ouverture “The Whole Universe Wants To Be Touched“. Les choeurs féminins hantés de l’ensemble Shards se poursuivent sur « Momentum”, une symphonie lente et contemplative, très goreckienne, pour bifurquer sur un thème électronique répétitif à la Tangerine Dream. Puise elles se conjuguent sur des nappes atmosphériques le temps de sept minutes sensorielles sur “A Place”, prolongeant cette poésie nocturne.

Avec All Melody, Nils Frahm est désormais loin de l’épure sensible de Wintermusik (2010), et pourtant, quelques fragments en forme de respiration réapparaissent, comme sur le ténu “My Friend The Forest”, où l’on sent jusqu’au contact des touches au piano, procurant ainsi une proximité troublante avec l’auditeur évoquant Felt.

La large palette de couleur usité sur All Melody, ouvre de nouvelles perspectives passionnantes pour le pianiste berlinois. Mais qu’on ne s’y trompe pas, chaque note ici est profondément pesée, même si au départ la direction n’était pas exactement celle escomptée. On le sait bien avec Nils Frahm, rien n’est figée. Et c’est tant mieux.

 

 

Label : Erased Tapes – 2018

 

http://www.nilsfrahm.com/

 

Tracklisting :

  1. The Whole Universe Wants To Be Touched (1:58)
  2. Sunson (9:10)
  3. A Place (7:02)
  4. My Friend The Forest (5:16)
  5. Human Range (6:59)
  6. Forever Changeless (2:47)
  7. All Melody 9:31)
  8. #20 (9:40)
  9. Momentum (5:21)
  10. Fundamental Values (3:50)
  11. Kaleidoscope (8:16)
  12. Harm Hymn (4:10)