Rencontre avec le leader du groupe Destroyer, Dan BEJAR, dont le nouvel album « Have We Met » nous a charmé par son intimité authentique et sa profondeur, une invitation rare qui ne se refuse pas…


Oui, l’album Ken, paru en 2018, a marqué les esprits et les oreilles de bon nombre d’entre nous. Mais ce nouvel opus démontre que Dan BEJAR, tout en étant fidèle à ses racines artistiques et ses équipes, a un talent pour réinventer de nouveaux univers singuliers. Introspectifs et noirs à la Edgar Allan Poe, tout en se révélant ouvert et scintillant, cet album enfile un smoking de crooner, à la fois sombre et à la fois brillant sur son col.

Pinkushion : Vous avez intitulé votre album Have We Met. Est-ce une invitation à venir vers vous, ou au contraire est-ce un titre qui veut imposer une certaine distance ?

Dan Bejar : C’est vrai que ce titre semble plus avenant que ceux des précédents, il y a quelque chose de plus personnel aussi. Généralement ce sont des raisons assez simples qui me font choisir un titre : la manière dont les lettres vont s’agencer sur la pochette, la gueule que cela va avoir.  Et pour celui-ci, j’aimais bien l’idée de laisser Have We Met sans point d’interrogation. C’est un titre qui ne pose pas de question, qui n’attend pas de réponse.

Il est toujours difficile de résumer le travail, et ce que représente un album en un seul titre. Avant je prenais vraiment du plaisir à le faire, mais sur les derniers disques, j’avoue que cela a été plus difficile.

Have we met est une expression qui semble très classique, très convenue comme ça, une expression que l’on croise dans les films et les romans. Et pourtant, je crois n’avoir jamais entendu personne prononcer ces mots de vive voix. C’est curieux, elle semble alors presque irréelle, comme une expression qui se meurt. Du coup c’est parfait pour un titre d’album !

Quand on prépare un papier ou un entretien avec un artiste, on a tendance à beaucoup se référer aux albums passés et à chercher les dénominateurs communs, comme pour se rassurer. De votre côté, arrivez-vous à vous sentir totalement libre lorsque vous abordez un nouveau projet ? A ne pas vous sentir trop conditionné par le passé ?

Je crois que c’est impossible, mais tu peux toujours essayer ! C’est une illusion de croire que tu ne peux travailler en étant déconnecté de ce que tu as fait par le passé. Parfois on me dit, « oh vous êtes repartie de zéro, votre nouvel album ne ressemble pas du tout au précédent« . Pourtant, ce n’est pas le cas. Car je travaille souvent avec les mêmes personnes, pas forcément dans la même configuration, mais se sont souvent les mêmes noms qui reviennent.

Par exemple, le producteur de HAVE WE MET (ndlr : Josh Wells) est la même personne avec qui j’avais enregistré mon premier véritable album studio, City of Daughters, il y a 23 ans. Donc il y a une connexion entre mes albums, même si bien sûr il y a de petites différences au final. Mais je ne travaille pas en ayant une conscience aussi aiguë des choses, en m’obligeant à faire des choses que je n’aurai pas encore faites. Je m’oriente seulement vers les sons et les mots qui me plaisent. 

Vous avez dit que vous avez écrit ce nouvel album sur votre table de cuisine, entouré de proches, en vase clos. Comment cuisinez-vous votre musique ? Vous préparez d’abord les textes ou vous préchauffez d’abord les sons ?

DB : En fait chez moi, la table de cuisine et la table du salon ne font un peu qu’un. Ce qu’il s’est passé, c’est que plutôt que d’aller à mon studio ou j’enregistre habituellement,  cette fois j’allumais simplement mon ordinateur la nuit et je chantonnais doucement les chansons que j’avais en tête. Je crois que cela a d’ailleurs eu une influence sur le son de cet album. Parce que lorsque je les chantais, je n’imaginais pas que quelqu’un d’autre les entendrait. C’était des versions témoins pour donner des indications de placement de ma voix à mon producteur : une fois que l’on aurait une idée plus précise du son de l’album, je devais les réenregistrer. C’est le processus habituel. Mais là, j’ai décidé ne pas les réenregistrer, car elles avaient une texture, un son bien particulier que j’aimais. Et même si les enregistrements étaient techniquement un peu pauvres, je voulais absolument les garder. 

Et du coup, votre processus d’écriture, c’est plutôt d’abord le texte ou plutôt la musique ?

DB : Je compose toujours seul, du coup ça commence souvent par le texte. Même si ces dernières années les mots et la mélodie arrivent souvent en même temps. Et ensuite je me pose et j’ajoute des accords et des idées d’arrangements.  Ce n’est pas toujours comme ça, mais disons que c’est le schéma habituel. 

Votre univers est très introspectif, parfois sombre comme un poème d’Edgar Alan Poe. On peut déceler dans certaines de vos titres des références à une société actuelle dure et asservissante, comme dans « Cue Synthesizer », « I look around the room, we are a room of pit ponies ». Pensez-vous qu’en 2020 la musique a toujours de la force pour rendre la vie plus belle ?

DB : Oui, toujours. Je ne sais pas si cela rend la vie plus belle, mais j’aime  l’idée de faire des choses que je trouve belles. Reste peut-être à définir ce qu’est la beauté…? 

Il est assez courant pour les gens de ma génération de s’interroger sur le rôle de la musique, quelle valeur elle a.

Je crois qu’aujourd’hui que c’est très différent de l’époque ou j’ai commencé. Mais c’est surtout dû à la manière dont est diffusée la musique actuellement, et la manière dont les gens l’écoutent : est-ce qu’ils le font rapidement et zappent, ou bien est-ce qu’ils s’assoient et prennent le temps d’écouter un album entier ? Mais je crois que l’acte de faire un disque et d’être à l’écoute du monde, cela ne change pas. Il y a toujours l’idée de vouloir toucher les gens, après, est-ce que cela les touche vraiment, ce n’est pas à moi de le dire. Mais moi, cela me touche.

Quand on a un univers aussi riche et sibyllin que le vôtre, comment fait-on pour confier son propre imaginaire à quelqu’un d’autre ? Etes-vous très directif ou êtes-vous dans le laisser faire ?

DB :  « Laissez-faire », définitivement. Pour les vidéos, mais même pour la musique, je n’ai pas de soucis à confier mes chansons à mes proches collaborateurs, à ceux qui me sont chers : des musiciens, des producteurs. J’ai besoin de leur avis, de cet échange, même si à la fin c’est moi qui tranche. 

Pour les vidéos, à partir du moment où je collabore avec  quelqu’un dont j’apprécie le travail et en qui j’ai confiance, je me laisse totalement guider. Je ne peux pas m’impliquer plus, parce que j’aime tellement le cinéma, les films, que si je le faisais ça serait une catastrophe. En fait je suis encore très méfiant vis-à-vis des vidéo-clips, je ne sais même pas si cela devrait exister d’ailleurs. Mais bon, comme j’en fais quand même, il vaut mieux que j’en sois simplement l’un des acteurs, plutôt que de participer pleinement à son processus créatif. 

L’interprétation de vos chansons par ces réalisateurs vous surprend-elle parfois ? Cela fait-il comme un effet miroir.

DB : Oui, je suis toujours surpris. Cela a parfois un effet miroir mais d’autres fois cela me déstabilise complètement. « Crimson Tie » par exemple, illustre bien la manière dont les chansons de Destroyer fonctionnent : il y a d’un côté un narrateur un peu douteux, souvent isolé dans un endroit sombre et confiné, et à l’opposé les visions d’un monde extérieur beaucoup plus ouvert et lumineux. 

Entre votre dernier album « Ken » et celui-ci, deux ans se sont passés.  Pendant ces 24 derniers mois quelles sont les artistes qui vous ont marqué ou inspiré ?

DB :  Depuis Ken, je me suis vraiment mis à la lecture de didascalies de pièce de théâtre, vous savez  ce sont ces indications de mise en scène précisées par l’auteur souvent au début de la pièce, et qui décrivent l’action des personnages. Je trouve que c’est une forme littéraire assez passionnante, et j’ai lu par exemple les pièces expérimentales en un acte de Tennessee Williams, qui avaient été très mal reçues à l’époque, ce qui mit fin à sa carrière. 

Sinon j’ai vu des films que j’ai beaucoup aimé et qui m’ont influencé, comme Zama de l’Argentin Lucrecia Martel ou Un grand voyage vers la nuit  du cinéaste chinois Bi Gan. 

En musique, j’entends beaucoup de choses qui me plaisent. L’autre jour j’ai entendu la reprise par Bill Evans du Love them from Spartacus tiré du film de Kubrick, et j’ai trouvé ça incroyable et très inspirant. Beaucoup pensent que ce n’est pas vraiment un chef-d’œuvre, mais moi je trouve ce morceau très émouvant.  

Vous êtes canadien. Vous avez par votre musique et vos soutiens, beaucoup contribué au rayonnement de la musique canadienne, notamment en Europe. Vous considérez-vous investit d’un rôle d’ambassadeur de la musique rock indépendante canadienne ?

Non, pas du tout. Je ne m’imagine ambassadeur de rien du tout d’ailleurs ! Je suis né au Canada, mais je n’ai aucune famille là-bas.  Mon père était espagnol, mais ma mère est de Los Angeles. Ma nationalité canadienne est assez étrange du coup. Je crois qu’il n’y a aucun pays dont je pourrai me sentir l’ambassadeur. Je n’ai pas du tout cet état d’esprit nationaliste ou patriotique. Le voisinage m’intéresse plus (sourires).

 

Je vous imagine avec de multiples facettes et talents. Y-a-t-il un autre métier que «crooner retrofuturiste » que vous auriez aimé faire ou que vous souhaiteriez faire dans une autre vie ?

DB : Hum… oui, laissez-moi réfléchir. Je crois que la seule chose que je sais vraiment faire c’est de la musique, mais ça serait peut-être pas mal que j’apprenne autre chose. Lorsque j’étais plus jeune, je me voyais bien écrire sur le cinéma. Ou alors, être monteur pour le cinéma. 

En tant que père, avez-vous l’occasion de partager vos projets avec votre fille ? Partage-t-elle avec vous ses artistes préférés ? Avez-vous découvert des choses intéressantes ou inspirantes ?

Non, elle reste un mystère pour moi. Nous parlons beaucoup de musique, je lui donne mon avis, je la pousse à écouter l’album blanc des Beatles, et elle me force à écouter la dernière chanson d’Ariana Grande. On en parle, on aime les deux. Elle vient de commencer la batterie, ce qui est super, parce que j’adore cet instrument. Mais elle ne semble pas plus intéressée que cela par Destroyer et je ne veux surtout pas la forcer, lui imposer. C’est une partie de moi qu’elle apprendra à connaître par elle-même. Bébé, je me souviens qu’elle s’était endormie à l’arrière de la voiture alors que j’écoutais en boucle les premiers mixages de Kapputt. Et je crois que c’est la seule fois ou elle a été autant exposée à ma musique. 

Je vous remercie très sincèrement pour vos réponses et votre temps. J’avais déjà passé de très bons moments grâce à votre musique, maintenant je peux ajouter ce moment aussi.

Special thanks to Julien WAUTIER 

 

Destroyer – Have We Met (Dead Oceans/Merge)

facebook.com/Destroyer/

deadoceans.com

destroyer.bandcamp.com/

Concerts :
Samedi 18 avril au Festival Little Waves 2020 à Gand (Belgique)
Dimanche 19 avril au Plaza à Zurich (Suisse)
Lun 04 mai au  Café De La Danse, Paris.