Last night Brittany Howard saved my life…


On dit souvent qu’écrire est un exutoire. L’expression ne saurait être plus juste aujourd’hui. Actualité oblige, cette chronique va prendre un tour plus personnel que d’accoutumé. Ma première écrite depuis la tragédie du 13 novembre qui a fauché la vie a tant de jeunes visages, dont le seul tort était d’assister à un concert de rock ou de savourer la vie un samedi soir sur une terrasse parisienne. La montagne de roses de l’espoir déposées devant le Bataclan ainsi que les centaines de messages anonymes laissés en hommage, nous ont laissé sans mots les jours qui ont suivi, sidéré par un acte d’une telle violence. Le citoyen du 11e arrondissement que je suis était incapable d’écouter quoi que ce soit aussi.

Et puis, il a fallu s’y remettre. Doucement. Continuer. Pour ne pas se laisser abattre. Alors, le premier disque qui s’est imposé naturellement sur notre vieille platine était le Sound & Color d’Alabama Shakes. Pourquoi revenir sur un disque paru au mois de mai dernier ? On l’avoue, on l’avait un peu mis de côté, repoussant l’échéance de la chronique jusqu’à finalement passer à autre chose. Rien d’anormal, cela arrive souvent pour un chroniqueur. Sauf que le disque ne nous a jamais vraiment quitté. Six mois ont passé, sa chaleur soul teintée de rage est plus en phase avec nous que jamais. Sound & Color est devenu la première épaule de réconfort en cette période sinistre.

Ce second album de la formation soul rock d’Athens (Alabama) – énorme carton aux Etats-Unis – emmenée par la panthère Brittany Howard est indubitablement un des meilleurs de l’année. A vrai dire, rien ne nous préparait pourtant à une telle claque. On garde le souvenir en 2012 d’un premier album sympathique – comprendre sans grande originalité – où se croisait une bonne dose de guitares rock seventies et soul fiévreuse. Quelques titres accrocheurs mais pas de quoi sortir du rang, même si on lui savait le quatuor doté d’une belle énergie sur scène. C’était donc sans compter sur la voix de Brittany Howard qui explose littéralement sur cette douzaine de compositions audacieuses. Un disque étrangement plus rugueux et profond, qui nous accueille pourtant avec un vibraphone et des orchestrations de cordes gracieuses en ouverture. Il ne faut pourtant pas s’y méprendre, le ton de l’ensemble se veut délibérément résigné, voire désespéré – Brittany Howard y rêgle ses comptes avec sa famille disloquée. Sound & Color est un grand disque de soul dramatique.



Cette noirceur, Brittany Howard la chante avec une force surhumaine. La part de masculinité de cette jeune femme noire cachée derrière ces petites lunettes (à l’opposé des canons esthétiques d’une Beyonce) fait d’elle la légataire d’Otis Reding. Une voix à la fois puissante et terriblement hantée – « Gimme all your Love » qui nous emporte avec lui dans un tourbillon. Un tourbillon noir, mais non dénué de pulsions groovy. Avec le tubesque « Don’t wanna Fight », la guitare truffée de gimmicks groovy d’Heath Frogg fait raisonner le morceau comme un classique instantané.

Face à un tel ouragan vocal, le reste du groupe tempère magistralement, évite le piège délicat de verser dans l’emphase, avec toujours une justesse naturelle dans le déroulement du morceau, et un sens dramaturgique d’une finesse sans égal aujourd’hui : notamment dans la soul latente de « Dunes », « Feeling » seul note teintée d’espoir, ou encore le surprenant « Future People » qui fait du TV on the Radio en 1973. Côté contre-pied, le clin d’Å“il Shoegaze, est tout le contraire de ce qu’il laisse pourtant indiquer, sec et claquant. Ultime pied de nez sur « The Greatest », la diva black et ses trois rednecks signent même le meilleur morceau rock de ces blancs becs de Strokes depuis leur premier album. .

La veille du drame du Bataclan, les Alabama Shakes ouvraient le festival des Inrocks au Casino de Paris. Leur prestation fut de l’avis général mémorable. Un dernier rayon de soleil avant de plonger dans l’obscurité.