Sous le haut patronage de Robert Wyatt, quatre multi-instrumentistes français aux antécédents prometteurs libèrent une pop d’appartement à la richesse harmonique inépuisable.
Voilà, c’est fait. Le pas est franchi. Chief Inspector, un petit label aux idées larges et pas buté pour un sou – donc indispensable à nos oreilles -, s’est entiché d’une formation qui échappe, au moins en apparence, aux seuls impératifs esthétiques du jazz. Au moment de la sortie de l’album éponyme de Rockingchair, nous avions déjà souligné ici les multiples ponts que dressait cette jeune formation entre le jazz et le rock, balançant constamment de l’un à l’autre avec une impressionnante assurance, offrant par la même occasion au label parisien la possibilité d’étendre son domaine musical à des contrées que l’on qualifiera, pour aller vite, de moins arides. L’heureuse signature de Centenaire, formation à la croisée de la pop et du folk, ne fait que confirmer cette tendance, en l’accentuant.
Formé en 2006, Centenaire réunit sous un même toit acoustique Damien Mingus (My Jazzy Child), Aurélien Potier (Section Amour, Concertmate), Stéphane Laporte (Domotic) et Orval Carlos Sibelius (auteur d’un fascinant album solo de psychfolk sorti l’année dernière). Quatre musiciens réputés pour leur farouche indépendance d’esprit, adeptes de la musique de Robert Wyatt, Mark Hollis, Slint, This Heat, Van Morrisson ou encore du delta-blues. Devant un tel parterre de références, revendiquées et parfaitement digérées, les fines oreilles nous rétorqueront, sans doute à raison, que si le jazz n’est pas directement cité dans la musique de Centenaire, il n’en est pas moins convoqué entre les notes. Dans son acceptation large, c’est-à-dire plus ou moins contemporaine, le jazz ne relevant plus seulement du fameux swing mais d’à peu près tout ce qui dévie et s’improvise, on concèdera alors que le quartet français manifeste un penchant prononcé pour les aventures sonores hors norme et privilégie une musique de l’instantané, aussi réfléchie en amont que spontanée dans son exécution, qui peut, effectivement, l’apparenter aux musiques improvisées, ou à tout le moins à un folk progressif, tendance libertaire. Enregistré en toute simplicité, dans le salon d’une maison de campagne, ce premier opus laisse d’ailleurs entendre un groupe de troubadours doués qui joue sans entrave, privilégiant un son résolument live et une post-production a minima. De sorte à conserver l’esprit et l’économie des concerts d’appartement qu’il donna en début d’année à Paris, chez l’habitant – une tendance réjouissante, développée par le biais d’Internet, qui fait de plus en plus d’émules dans l’Hexagone.
Mais outre ce rapport particulier aux conditions d’enregistrement, Centenaire convoque en réalité dans ses compositions davantage la musique classique que le jazz, libérant de fait une pop baroque extrêmement raffinée et épurée, telle que l’affectionnent des groupes comme Clogs ou North Sea Radio Orchestra, plutôt que des digressions expérimentales rebutantes. Violoncelle, guitares, clarinette, mélodica, claviers, xylophone, charango et voix alternent ou se complètent ainsi avec une délicatesse harmonique souveraine, soutiennent des mélodies douces et fragiles, comme peut l’être la tendre caresse d’un être aimé. Calme et langueur vont de concert, rien de violent n’affleure ici qui pourrait venir faire ombrage au déroulement délicat et sinueux d’une musique aux vertus apaisantes. L’ambiance boisée et éthérée prédispose à la contemplation, à l’instar d’une marche dans la nature qui mènerait le promeneur, désireux de s’absenter, dans un lieu retiré situé à l’écart du bruit agressif de nos sociétés affolées, et éveillerait en lui un désir de profonde plénitude. Si la formation prétend d’ailleurs avoir utilisé pour ce premier album « du feu, des rivières, des litchis, des anguilles électriques et des insectes », établissant ainsi un lien direct entre sa musique et l’environnement naturel où elle a vu le jour, sans doute faut-il voir là plus qu’une boutade bio : les chansons de Centenaire s’arpentent comme autant de chemins de traverse qui offrent aux oreilles plus d’une fois l’occasion d’entendre, sinon ressentir le bruissement du monde.
En quoi Centenaire rejoint l’art sensible de Robert Wyatt : sa musique ondoie au-dessus des autres, annexe de nouveaux territoires aux confins de styles bien définis, hésite parfois à emprunter telle ou telle voie pour mieux suggérer l’infinité des possibles et tracer, en définitive, une ligne claire et déliée. Un désir de grands espaces, et peut être bien d’éternité, enchâssé dans un écrin de fortune qui, loin de freiner l’ardeur à jouer du quatuor, accroît au contraire son aptitude à exister, à tirer beaucoup de peu, à frôler les murs juste pour en deviner les aspérités, à composer avec les ombres et faire tenir l’essentiel dans les détails. Des détails révélateurs de l’épaisseur atemporelle et de l’humble beauté de Centenaire.
– Le site de Centenaire.
– La page Myspace de Centenaire.