Depuis 15 ans, le solitaire Jeff Martin continue de dessiner les frontières de son territoire sonore, unique et inouïe, avec toujours quelques bouleversantes sadsongs. Crucial.


En septembre 2004, la rentrée nous semblait bien rude… Sans nouvel album d’Idaho à l’horizon, l’automne s’annonçait désespérément moins émotionnel que d’habitude. Habitué dès la tombée des feuilles mortes à notre bonne grosse livraison de Spleen par le grand Jeff Martin, il fallu palier à cette absence et céder à notre petit confort personnel – archi-gâté comme nous l’étions depuis le monumental Alas en 1999. Et puis l’annonce d’un concert parisien en décembre au Point Ephemere parisien nous a requinqué le moral. Rien que l’idée d’assister à une nouvelle prestation possédée du grand Jeff Martin, accompagné de son fidèle guita »sono »riste John Berry, suffisait à notre bonheur. Le soir même, nous étions à la fois heureux et triste. Heureux d’être là, mais constatant avec douleur l’état d’Idaho -sans le sou, ne bénéficiant plus de distribution nationale par chez nous, Jeff Martin se contentait d’une tournée à moindre frais, amputé d’un batteur. Mais même réduit à l’état rudimentaire et accompagné d’une boite à rythme, la lumière qui se dégageait du concert demeurait éblouissante. Les vieux démons n’ont pas quitté la carcasse de Jeff Martin et ses nouveaux exécutoires émotionnels offerts en primeur, nous a réconforté un peu.

Octobre, content de reprendre ses bonnes vieilles habitudes depuis la compilation We Were Young And We Needed The Money (2003), on déguste le nectar Idaho, cru 2005. Attendu comme un double album, The Lone Gunman est finalement un format simple, mais son contenu est écrasant : 17 chansons échelonnées sur près de 70 minutes. Connaissant l’art décousu et sauvage du maître Martin, on sait que ce nouvel album ne sera pas peut-être pas la meilleur manière pour les néophytes de rentrer de plein dans l’univers du groupe. L’écoute demandera quelques efforts, mais que l’oreille et -surtout le coeur- seront récompensé.

Le gouverneur Jeff Martin, chef de son état d’Idaho, nous avait prévenu : les guitares seront aux abonnés absentes. Et dès “The Orange Cliffs”, il s’y emploie : un piano précieux et solitaire emporté brusquement par un souffle ibérique digne de Sigur Ros, gelant toute résistance. La métamorphose « piano » amorcée depuis Alas semble être arrivée à son point culminant. Il ne reste des fameuses guitares quatre corde que quelques samples employés en paysage sonore via ce fameux larsen atmosphérique qui a fait sa singularité pendant près de dix ans. Lassé de cette brume de bruit blanc, Jeff Martin a pris ses distances. On ne peut même pas prétendre que le pari est risqué, tant Idaho s’est toujours distingué par son incapacité à se mettre dans le rang.

The Lone Gunman poursuit cette série de ballades écorchées entamée depuis la trilogie intouchable Alas/Heart of Palm/Levitate avec un travail d’ambiance considérablement étoffé. Les plages sont vissées par des boites à rythmes découpés et d’enrobages sonores plus sophistiqués : un Wurlitzer et des synthés sortis du grenier, quelques instruments à corde échantillonnés. Jeff Martin s’est réinventé en pianiste délicat, surprenant, capable d’écrire des sad songs bouleversantes (le troublant “When sunday comes”, tout droit sorti de Levitate) ou de partir dans des labyrinthes mélodiques rappelant Keith Jarrett (le kaléidoscopique « Grown in California »). The Lone Gunman est d’ailleurs parsemé d’instrumentaux -près de la moitié du disque-, souvent de brèves séquences qui ne durent pas plus de deux minutes, en perpétuel mouvement.

Mais ce côté désarticulé bien connu d’Idaho ne tend jamais vers la démonstration stérile ou « Melhdauesque ». Idaho a toujours eu quelque chose de cassé qui le protège, le rend terriblement attachant et ne le pervertie pas. Cette volonté autodestructive de fuir les schémas ressassés, reconstruire à l’envers ce qu’il a détruit pour aboutir à une matière jamais informe, devient un passionnant laboratoire d’émotion entre les mains de Jeff Martin.

On a un peu peur qu’à trop vouloir s’enfoncer, Martin ne sombre dans une forme d’autisme musical. Mais la bonne poignée de sublimes chansons qui restent sur ce (déjà !) dixième album prouve que le californien parvient toujours à transporter magnifiquement son chant sur la corde sensible. Idaho réserve encore quelques petits trésors pop tels que “You Flew”, où un égaillé tuba de fanfare nous entube. Qu’il est étonnant d’ailleurs de constater à quel point le chant de Martin peut être contrasté, murmurés sur disque et possédé en concerts où l’homme est capable d’hurler comme un damné.

Douce ironie, Idaho a un peu le même statut que son état homonyme : un coin déserté, marginal, mais qui demeure incroyablement dense pour toute personne osant pénétrer dans son territoire. Voilà un génie, un vrai.

*Sur le forum d’idahomusic, John Berry annonce que le tracklisting de l’album devrait être modifié selon les distributions US et europeennes. Quelques inédits seraient à la clé.

-Lire notre chronique d’Alas

-Lire notre chronique de We Were Young And We Needed The Money (septembre 2002)

-Le site du label Talitres

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