Douze ans après Bad Timing, Jim O’Rourke signe une suite tout aussi mémorable, à entendre comme son envers réflexif et mélancolique. Un seul et long morceau instrumental, d’un peu moins de quarante minutes, qui en contient en réalité une multitude, à l’instar des surfaces miroitantes de la boule à facettes sur fond noir visible sur la pochette du disque. Une boule brisée, déposée sur une chaise de bar en bois, bientôt hors champ (elle a disparu au verso du boîtier). Finie la rigolade, on remballe tout, voici venu le temps de la maturité ? Ce serait là oublier un peu vite que Jim O’Rourke n’est pas tombé de la dernière pluie de louanges et qu’en matière d’americana et de pop se sont déjà amoncelées derrière lui quelques oeuvres importantes, sinon majeures : Bad Timing, donc, mais aussi Eureka (1999) et Insignificance (2001), pour n’en citer que trois, et en faisant abstraction des albums parus avec Gastr Del Sol ou Loose Fur. Enregistré à Tokyo sur une longue période (trois ans), The Visitor sonne en fait davantage comme un voyage personnel et musical que comme une fin de fête qui viendrait solder une carrière de vingt ans. Lors des premières minutes, tandis que la guitare acoustique est privilégiée par rapport aux autres instruments (piano, pedal steel, batterie, basse, tambourin, banjo, claviers, tous joués par l’intéressé), le morceau évolue en une succession de fragments bien délimités, entrecoupés d’arpèges délivrés au bord du silence. Une série de pauses qui équivalent à autant de faux départs et d’après-coups, une façon de poser les choses, d’établir une cartographie des lieux à visiter. Suit un périple fascinant, d’une facture éblouissante, au cours duquel O’Rourke exhale une authentique jubilation musicale à travers sa science des arrangements et son écriture mélodique stratifiée pour le moins élaborée (l’alternance des thèmes et leurs reprises en un jeu de miroir mérite à elle seule le détours). Imprévisible, cet album-épopée invente dès lors son propre cheminement à mesure que s’égrènent les minutes, balayant un prisme d’influences (autocitations comprises) et d’archétypes esthétiques (ancrés notamment dans l’americana et la folk des années 70) jamais encombrants. Élégiaque, The Visitor dessine des ponts en forme d’arabesques entre passé (américain) et présent (asiatique, cf. la lenteur quasi hypnotique de la plage) tout en laissant poindre, à travers ce continuum sonore, au gré d’une bifurcation, d’un court-circuitage ou d’un songe, une riche et secrète poésie intérieure devenue monde en soi.
– La page MySpace de Jim O’Rourke
– À voir et écouter, un extrait de « The Visitor » :