Rencontrer Geoff Barrow — soit le tiers historique de Portishead — est une occasion qui ne se refuse pas. Avant de se cloîtrer à nouveau en studio avec ses vieux compères pour une durée indéterminée, le musicien/producteur refait parler de lui ces derniers jours via un nouveau projet, Beak>, association avec deux musiciens officiant sur son label Invada Records co-fondé avec Paul Horlick. Sans prétendre se mesurer aux ambitions du monstre Portishead, ce premier album, justement intitulé Recordings 05/01/09 > 17/01/09, n’en demeure pas moins intrigant et cohérent. Le courant passe…
Sur cette étrange odyssée conceptuelle d’obédience électronique, organique et surtout krautrock, les morceaux ont été enregistrés dans des conditions live au cours d’une session studio de douze jours, sans retouche. Les amateurs du trio légendaire de Bristol retrouveront une partie de l’esthétique aride, séminale et hypnotique de Third. Une musique contre toute attente humaine lorsqu’elle avance dans l’urgence, sans boussole, à prendre avec ses qualités et ses défauts assumés.
Comme souvent, la rencontre a lieu dans une salle rock bien connue du quartier parisien de Ménilmontant. Le trio semble excité de présenter à la presse son album, et d’en interpréter quelques morceaux le soir même. Bien que Billy Fuller et Matt Williams paraissent nettement plus jeunes (au moins d’une décade), on sent une réelle complicité avec le vétéran Geoff Barrow. Loin des clichés de rock star inaccessible ou tourmentée, le parrain est d’une jovialité et d’une modestie confondante. Certaines choses peuvent parfois paraître compliquées alors qu’elles sont à la vérité tellement simples.
Pinkushion : Tout le monde connait Geoff Barrow pour Portishead, et forcément un peu moins les deux autres membres de Beak>, Billy Fuller et Matt Williams. Pouvez-vous chacun présenter l’autre ?
Billy Fuller : Voici Matt Williams, également connu sous le pseudo Team Break, il a sorti quelques disques sur Invada Records et joue essentiellement des claviers sur Beak>.
Matt Williams : Voici Billy, il joue sur Fuzz Against Junk qui a également sorti des albums sur Invada Records. C’est aussi un cockney qui aime s’amuser. (rires)
Geoff : Un drôle de « loving » fellow ! (rires) (ndlr : expression british teintée d’ironie intraduisible, signifiant quelqu’un de haut rang).
Billy Fuller : Non, non, c’est faux ! Je joue de la basse, instrument avec lequel je prends beaucoup de plaisir (rires), et pas mal d’autres choses aussi : machines, saxophone, trompette, violon, vibraphone…
Que signifie le nom du projet Beak> ?
Billy Fuller : C’est mon idée. J’aimais la sonorité du nom. A l’origine, avec mes deux grands frères nous aimions bien gamins nous moquer de notre nez, (« Take the miki »). On se surnommait ainsi, Beak (ndlr : contraction de micro et bec).
Et pourquoi ce symbole supérieur ?
Billy Fuller : Parce que cela ressemble à un bec, et aussi pour le symbole mathématique. On aimait bien l’association des deux.
Comment cette aventure a t-elle commencé ?
Billy Fuller : Et bien comme je le disais, Matt et moi sommes sur Invada Records, le label de Geoff. Nous avons aussi participé à Bristol, aux alentours des fêtes de Noël, à une sorte de concert qui s’appelait Invada Acid Test. C’est une petite fête ou tous les membres du label s’y rencontrent pour jammer ensemble. Il y avait quelque chose comme vingt musiciens sur scène, Geoff y jouait de la batterie, moi de la basse. Matt était là également. Après cette expérience, Geoff a suggéré que l’on fasse quelque chose ensemble en janvier de l’année suivante…
L’album a donc été composé d’une traite et enregistré dans des conditions live, sans overdubs, au cours de cette fameuse session studio de 12 jours. Ce sont des conditions spécifiques qui se rapprochent d’une sorte de dogma, non ?
Matt Williams : Tout à fait, c’est devenu une sorte de dogma lorsque nous avons réalisé que nous n’avions besoin d’aucune aide extérieure. C’était seulement nous trois ensemble. Nous ne voulions au départ aucune règle ou restriction, nous avons juste commencé à jouer et tout c’est mis en place naturellement. Nous avons donc continué à oeuvrer dans cette voie, au demeurant la plus simple.
Aviez-vous préparé quelques idées ou morceaux avant de rentrer en studio ?
Geoff Barrow : Non, absolument rien n’était écrit.
Cet album est donc le fruit d’improvisations en studio ?
Geoff Barrow : Tout à fait. Nous développions des idées durant une courte période de temps et si nous sentions que celles-ci avaient besoin d’une structure de chanson plutôt qu’une structure musicale, nous stoppions tout, parlions un peu pendant deux ou trois minutes, puis recommencions à jouer. Si l’idée semblait cool et que chacun savait ce qu’il avait à faire et bien on laissait tourner les bandes. Sur l’album, quelques titres n’ont été interprétés qu’une seule fois. C’est le cas de “Backwell”, le premier morceau qui figure sur l’album. Il s’étirait à l’origine sur 20 minutes, nous l’avons raccourci à environ 7 minutes.
Vous en avez coupé une partie ?
Geoff Barrow : En fait, on a simplement baissé le son. L’usage de Pro-tool ou d’un quelconque logiciel d’édition musicale ou de mixage a été banni du studio.
Sur l’album, la basse semble prendre une place prédominante, elle construit la plupart des structures des morceaux, comme une sorte de…
Billy Fuller : … Pouls.
Oui.
Billy Fuller : La basse fournit en effet l’épine dorsale. Mais lorsque nous improvisons, si tout le monde est attentif à se qui se passe en permanence, le travail n’en devient que meilleur. Je pense que l’information ne passe pas à travers l’auditeur si chacun improvise dans son coin.
Matt Williams : Tu donnes quand même pas mal de clés à la base.
Billy Fuller : Oui… Mais juste une esquisse, un battement qui vous fournit matière à travailler.
Il y a justement un morceau sur l’album, avec une basse très pesante et minimale, qui sonne comme du Sunn O))) avec des vocaux incantatoires. Qui chante d’ailleurs dessus ?
Matt Williams : Tu dois parler de “Ham Green”. La comparaison avec Sunn O))) n’est pas fausse. C’est Geoff qui chante dessus. Il chante d’ailleurs la majeure partie du temps sur l’album, même si Billy et moi nous faisons quelques choeurs aussi parfois.
Geoff Barrow : (Il se parodie en chantant haut un peu à la manière de Morrissey.) Cela ressemble un peu à une prière ivre (rires). J’aurai aimé chanter plus grave sur ce morceau, la voix de Matt aurait fait parfaitement l’affaire, mais il est un peu timide. (rires)
Billy Fuller : Chanter ? Pourquoi pas la prochaine fois, mais pas pour m’occuper du chant lead. Nous pouvons tous chanter dans le groupe.
Lors de l’enregistrement, quels albums aviez-vous en tête qui auraient pu vous influencer ou vous aiguiller dans vos recherches ?
Geoff Barrow (pris sur son téléphone entretemps) : Désolé, c’était mon fils de trois ans qui m’appelait au téléphone pour me dire « nous avons un chat ! nous avons un chat ! ». Oui, oui, je suis en pleine interview. (rires)
Billy Fuller : Nous n’avons pas spécialement discuté sur comment élaborer le « gros » son. Je pense que le son est venu spontanément, de ce que nous trois avons obtenu dans une pièce. On ne s’est pas posé de question, tout était très spontané.
On retrouve des similitudes avec par exemple des groupes kraut comme Can, qui basent leur compositions autour d’improvisations et d’un motif répétitif.
Billy Fuller : Nous avons bien sûr écouté ces groupes de rock allemands. Nous les aimons, c’est une partie de notre background.
Geoff Barrow : Nous avons chacun tellement de musique en tête que lorsque nous jouons ensemble, nous n’avons pas le temps de penser de quelle influence provient ce son. Nous trouvons seulement des rythmes et des grooves qui nous plaisent collectivement, ça ne va pas plus loin.
Billy Fuller : Je pense que le seul disque que Geoff écoutait avant de rentrer en studio était celui de Plastic People Of The Universe, Egon Bondy’s Happy Hearts Club Banned, un groupe de rock d’avant-garde psychédélique de Prague. L’album a été enregistré en 1971, mais est seulement sorti en France en 1978 (ndlr : en vérité, l’album a été enregistré en 1974).
Pourquoi une sortie aussi tardive en France ?
Billy Fuller : Parce que ce genre de musique en Tchécoslovaquie était considérée comme illégale. C’était ce qu’ils appelaient la révolution pourpre.
Geoff, la façon dont cet album a été enregistré était-elle une réaction opposée à la très longue période d’élaboration du dernier album de Portishead ?
Geoff Barrow : Non, ce qui s’est passé avec Portishead découle juste d’un long processus de maturation entre musiciens. Il n’y a rien de frustrant là-dedans. Nous explorons, essayons d’être créatifs en apprenant d’autres techniques, en travaillant sur différents systèmes et en explorant de nouvelles parties du cerveau. Maintenant pour Third, j’étais influencé par le groupe de Billy et le projet musical de Matt. Il m’a semblé tout à fait naturel de jouer avec ces gars.
Vous êtes également crédité comme producteur sur les derniers albums de The Horrors ou encore Crippled Black Phoenix sur votre label.
Geoff Barrow : Oui, je n’ai pas vraiment produit l’intégralité de l’album de Crippled Black Phoenix, mais juste donné un petit coup de main. L’album a en fait été produit dans mon studio par quelqu’un. J’ai seulement travaillé sur un ou deux mixes du disque. Ce n’était pas comme pour The Coral ou The Horrors.
Justement avec The Horrors, c’était comment ?
Geoff Barrow : Ce fut différent évidemment car on a passé ensemble beaucoup de temps sur l’album. Mais je n’ai pas fait grand-chose non plus, je leur ai juste dit qu’ils étaient bons et qu’ils n’avaient pas besoin d’un producteur.
Vraiment ? Car leur son est radicalement différent du premier album.
Geoff Barrow : C’est complètement différent en effet. Ils voulaient enregistrer dans une pièce comme le font les gros groupes. Finalement, ils ont passé beaucoup de temps sur l’écriture de l’album. Je leur ai juste dit : « vous n’avez pas besoin d’un gros producteur et de grandes idées, vous avez déjà un grand album là, dans les mains ». C’était juste une question de talent, il fallait les rassurer, qu’ils se sentent à l’aise.
On vous considère souvent comme un musicien perfectionniste.
Geoff Barrow : (gêné) Non, non. Je ne pense pas que ce soit… Ce mot perfection, pour moi, ça n’a pas vraiment de sens. Il n’y a pas de règles extérieures. L’album n’a rien à voir avec de la perfection sonique, mais ça a à voir avec un besoin intérieur.
Mais je me demandais, si par rapport à l’expérience de Beak>, il vous est revenu quelques automatismes naturels d’avec Portishead. Des moments où vous auriez souhaité revenir sur quelques parties instrumentales. Est-ce que ça vous démangeait ?
Ensemble : Non.
Billy Fuller : Ce fut libérateur. Et surtout, nous nous amusions.
Geoff Barrow : Oui, c’est cela. On parlerait ici plutôt d’imperfections caractéristiques d’une chose. La musique qui se veut parfaite, elle s’écoute à la radio.
Matt Williams : On ne peut pas de toute manière aboutir à une idée complètement parfaite ou imparfaite, c’est très humain tout ça.
Vous dites que l’album s’ouvre sur le premier morceau composé durant les sessions. Est-ce que les morceaux suivants apparaissent dans un ordre chronologique d’enregistrement ?
Geoff Barrow : Non. Cela aurait été trop parfait dans ce cas (rires). « Ok, passons au morceau deux, passons au morceau trois…. »
Billy Fuller : Nous avons opéré une sélection à partir de vingt-cinq titres enregistrés durant ces douze jours. Sur le coffret que nous vendons par correspondance, il y a six morceaux de plus que sur l’album. Ils n’y figurent pas, mais nous les aimions toujours, alors nous les avons inclus dans le coffret : quatre morceaux figurent sur un CD, deux autres sur un EP vinyle. Une face pour chaque morceau, car ils étaient trop longs et « improvisés », du genre des « Hurlements dans la nuit ». (il imite le cri du loup).
Le format des morceaux figurant sur l’album est assez court pour de la musique improvisée. Comme vous le disiez précédemment, il y avait pourtant en stock des morceaux de 20 minutes à l’origine. Pourquoi ne pas les avoir inclus et choisi ce format court ?
Matt Williams : Nous avions tellement de matériel, nous avons été obligés de sélectionner pour en inclure un maximum sur l’album. Les morceaux plus longs de 20 minutes figurent sur le vinyle du coffret.
Geoff Barrow : Avec du recul, l’idée selon laquelle, finalement, certains morceaux ont adopté une en structure de chanson est intéressante. Car habituellement, c’est très commun pour des gens qui font de la musique improvisée d’étendre un morceau à 20 minutes. Mais en ce qui nous concerne, nous nous imposions quatre minutes pour développer notre trame. Ce qui était plutôt agréable. Les morceaux qui durent une demi-heure, ça peut être super, mais aussi très ennuyeux.
Qu’en est-il de l’avenir d’Invada Records ?
Geoff Barrow : Dans le passé, on a sorti en moyenne six albums par an. Nous travaillons à développer le label. Nous employons quelqu’un pour s’en occuper à plein temps. Pour chaque sortie d’album, on devient plus sérieux en ce qui concerne le marketing et en essayant de soutenir les groupes. Nous venons d’organiser aussi un festival sur Bristol qui s’appelle Invada Invasion. L’affiche regroupait des groupes signés, mais aussi d’autres comme Mogwai, les Fuck Buttons et le groupe Zu en provenance de Rome. Les concerts se déroulaient sur trois scènes. On essaie ainsi de faire parler de nous. C’est un label avec des artistes très variés. Mais je m’en occupe avec Paul Horlick qui avait déjà une solide expérience de labels par le passé. C’est difficile de nos jours de s’occuper de ce genre de structure, ce n’est pas le genre d’activité où l’on reste assis en attendant que l’argent nous tombe du ciel.
Enfin, quels sont vos cinq albums favoris ?
Plastic People of the Universe – Egon Bondy’s Happy Hearts Club Banned
The shaggs – Philosophy of the world
Can – Ege Bamyasi
OM – Conference of Birds
V/A – Hair soundtrack
Beak> – Recordings 05/01/09 > 17/01/09 (Invada/Differ-ant)
En concert le 10 décembre au NOUVEAU CASINO (Paris)
– Le site officiel de Beak>
– Ecouter et voir « Iron Action » :
Beak> Iron Acton – Recording Session from Mintonfilm on Vimeo.
Crédits photo : Pascal Amoyel