Le groupe le plus habité de la scène rock actuelle revient avec un 5e album qui atteint des sommets qu’eux seuls peuvent aborder. Malgré quelques coups de mou en fin de parcours, High Violet est hautement recommandé.
Certains d’entre nous ont un jour ou l’autre fantasmé sur le gars ou la fille d’à côté. La voisine ou le voisin qui, en sortant le chien ou les poubelles — le chien c’est mieux — distillent autour d’eux ce charme certain mais flottant. Une séduction sans artifice, parfum de mystère du quotidien. Des êtres que l’on peut ne pas remarquer et dont on découvre un jour la troublante beauté, en prenant le temps de mieux les regarder. Un parfum, une voix, une couleur. High Violet. The National pourrait être le groupe d’à côté.
On a pu les découvrir il y a huit ans, lorsque le précieux label bordelais Talitres Records diffusa par ici Sad Songs for Dirty Lovers, second LP des américains. Au fil des écoutes se faisait entendre une musique sensible et rugueuse, des chansons souvent au bord du malaise, titubantes mais bien droites à la fois. Des fins de soirées au comptoir enfumé, fond de bouteille de whisky comme seule compagnie. Ou de petits matins blêmes, visage creusé, joues qui piquent, haleine indécente. Là aussi des histoires de vie commune, de grand amour et de petites rédemptions. Des doutes, des ratés, des incompréhensions. Mais aussi cette lumière qui perce, venant lécher et calmer les blessures. Parfois un emballement, un cri, une révolte, la fierté. Puis le calme à nouveau, un chuchotement, une confession, de la voix et des instruments.
En réécoutant le premier album du groupe, enregistré en 2000, puis Sad Songs … et les deux qui suivirent — Alligator en 2005 puis Boxer en 2007 — et enfin le nouveau venu, on peut se rendre compte que depuis le début, The National ronge le même os. Avec de vrais morceaux d’Amérique dedans. Les vastes paysages ruraux, Mark Twain, les routes qui n’en finissent pas, Bruce Springsteen, les villes dantesques et misérables, Thomas Pynchon…
Tout du long, de belles chansons ténébreuses, délicates et obsessionnelles — donc romantiques — qui demandent juste un peu de temps à se livrer pleinement, qu’on les regarde dans les yeux. Au fur et mesure le son du groupe s’est étoffé, plus ouvragé et profond, dentelles de cordes sur rythmes heurtés pour les morceaux les plus tendus ; le côté Dark Lords anglais de The National, groupe que l’on imagine lettré. Folk, rock et new wave s’enlacent donc pour une partie de poker menteur. Le second morceau du premier album se nomme “Cold Girl Fever” et c’est un peu ça, la musique de The National ; ou comment se couper avec de la soie.
De Beggars Banquet, le combo glisse aujourd’hui sur 4AD, le label qui créa jadis des passerelles esthétiques des deux côtés de l’Atlantique, entre musiques inquiètes et envoûtantes, mélancoliques ou excitées ; de Throwing Muses aux Cocteau Twins, des Pixies à Dead Can Dance, de Red House Painters aux Pale Saints.
Les (faux) new-yorkais ont ce même esprit ouvert et une passion pour la composition de morceaux comme des toiles impressionnistes. La belle pochette de l’album — oeuvre de Mark Fox titrée “The Blinding Force” — figure un mobile formé de mots multicolores ; en bouquet ou en irruption. Chez The National, il faut que ça sorte, ne serait-ce qu’en dedans ; le fond sera ample et la forme resserrée.
“Terrible Love”, premier morceau de High Violet, tient ainsi les promesses de son titre, il surprend même par sa densité sonore. Le coeur bat fort, l’esprit s’emballe, une pâte goudronneuse enveloppe le corps. Dans cette chanson une partie de l’art mis en scène par The National : un effet de surplace qui s’intensifie, une texture en auto combustion, des nuages qui se chargent en ondes électriques. On ne bouge pas, ce sont les éléments qui s’emballent autour de nous. Un mur du son se monte, sur base de guitares comme rougies au feu.
Après ce lever de rideau qui ne cesse de s’enterrer, “Sorrow” libère la voix de Matt Berninger et une mélodie foudroyante. Toujours cette histoire d’élévation en restant cloué au sol. “Anyone’s Ghost” renoue avec la fameuse syncope rythmique, sèche et enveloppante, alors que les voix sonnent soul. “Little Faith” prend ensuite son envol ; un de ces morceaux avec cordes et cuivres en tapis, basse et batterie qui ondoient. Le tout est encadré par un motif d’esprit electro pouvant dire que ce groupe n’est pas que traditionnel, mais également bien ancré dans son époque. “Afraid of Everyone” est un grand morceau, une chanson majestueuse en recomposition permanente ; son final est en fusion. C’est une merveille, tandis que “Bloodbuzz Ohio” est un classique nationalien, ce type de chanson épique mais sans emphase, galopant avec aisance. Cette première partie du cinquième album présente ce qu’ils ont pu produire de plus abouti, six morceaux à la dramaturgie musicale parfaitement composée, offrant un son saisissant de précision et de puissance domptée.
La seconde face du disque sera plus calme, moins intense.
Relâchée, “Lemonworld” est une chanson contemplative, toujours rythmée en rebonds par Bryan Devendorf, batteur habité. “Runaway” est un beau morceau … trop long et qui pourrait être le faux pas de “High Violet”. La faute à une écriture platement classique, à une absence de tension que ne compense pas la délicatesse des arrangements. “Conversation 16” reprend de la hauteur ; la classe dégagée du chant de Berninger emporte le tout. Sur “England”, la science instinctive des américains brille une fois de plus à son point culminant, mêlant instruments classiques caressants et rugosité du duo guitares batterie. “Vanderlyle Crybaby Geeks” clôt en douceur, exposant sans rougir les velléités plus illuminées/enluminées de The National. Le morceau est bon et toujours parfaitement arrangé. Mais ce n’est pas dans ce style que le groupe est le plus envoûtant et fascinant. Au contraire, c’est certain que Berninger et les deux fois deux frères, Dessner et Devendorf, ne sont pas taillés pour les chorales. Pas la peine de traîner sur ce chemin, le costume Bono and C° ne leur irait pas au teint. Un peu comme si la girl next door avait mis une robe de soirée pour sortir le chien.
Ces réserves posées, ce groupe discret et engagé impressionne une fois encore par sa maîtrise de l’émotion rock, qui peut être l’art de ravaler ses larmes pour recracher des lames.
The National, High Violet (Beggars/Matador)
– Site officiel
– Lire également notre récent entretien avec The National
– Lire également notre chronique de Boxer (2007)
– Lire également notre entretien accordé à l’occasion d’Alligator (2006)
– Lire également notre entretien accordé à l’occasion de Sad Songs For Dirty Lovers (2003)
Voir le clip de “Bloodbuzz Ohio” :
The National – « Bloodbuzz Ohio » (official video) from The National on Vimeo.