Quand un pro de la techno (Jeff Mills) et des pros de la musique classique (l’Orchestre National de Montpellier) veulent collaborer ensemble, ils ne le font pas dans la demi-mesure!


Pour ceux qui ne connaissent pas encore Jeff Mills, invité permanent du festival Sonar de Barcelone, un petit cours de rattrapage s’impose. Pionnier de la scène électro américaine, dont Chicago pour la house et Detroit pour la techno – sa ville natale – représentent des temples du genre (house en particulier), The Wizard le sorcier s’est fait connaître surtout par ce que d’aucuns appelaient « le son de cloches », en d’autres termes le single « The Bells », d’une simplicité et d’une efficacité imparables. La scène underground voit en Mills un maître incontesté du genre techno, autant dans sa finalité dancefloor que minimaliste ou ambient.

Ressemblant physiquement comme un frère à Maxi Jazz (Faithless), Jeff Mills fait partie en effet de ces DJ qui ne se contentent pas (euphémisme) de faire tourner des platines et de rouler des mécaniques sur ses trois desks. A l’instar du Beethoven de la techno Richard D.James (Aphex Twin), c’est sur plusieurs terrains – la psychologie (Lifelike), l’art (The Exhibitionnist), le cinéma – que se risque notre technoïde friand de science fiction, autant dans la performance que dans la production (il possède son propre label, Axis records). Avec 2001 l’odyssée de l’espace comme disque de chevet, c’est en collant une bande sonore au mythique Metropolis de Fritz Lang ou Les Trois Ages de Buster Keaton qu’il a pris le goût de la Grande Musique, et plus particulièrement pour son écriture et sa composition. C’est Arnaud Frisch, producteur et co-fondateur de son label allemand, UWe, qui le pousse à faire le grand pas. Il rencontre ensuite René Koering, qui dirige l’Orchestre Philharmonique de Montpellier, et décide d’organiser un unique concert, le 2 juillet 2005 au Pont du Gard, patrimoine classé depuis 85 par l’Unesco, à l’occasion du dixième anniversaire de la chaîne musicale Mezzo. Le fait que Mills n’ait pas donné de concert depuis presque 15 ans ajoute à l’exceptionnalité de l’évènement.

La chose en soi n’est pas étonnante, et Mills n’est pas le premier à montrer la force classique qu’il peut y avoir derrière des hits techno, leur donnant par ailleurs une deuxième vie, sinon l’éternité. Maxence Cyrin l’a prouvé récemment, en reprenant des standards au piano, comme autant de Polka et de préludes modernes de Chopin. Ici, c’est l’orchestre au grand complet (70 musiciens) qui est visé, pour reprendre ses propres compositions réécrites pour l’occasion, avec l’aide précieuse de Thomas Roussel, spécialiste es arrangements et grand admirateur de John Williams (Star Wars).

Le principe n’est pas neuf, et a déjà fait ses preuves dans les mariages mixtes du rock et du classique (Metallica, Deep Purple, Plant & Page etc…). Les deux genres profitent généralement mutuellement de la manoeuvre : le premier en sort grandi, le deuxième s’ouvre à un public a priori réticent, ou tout du moins désintéressé. Certains vont même jusqu’à croire que des amateurs de classique succombent pour ses oeuvres hybrides. Pourquoi pas ?

Les rôles sont distribués avec minutie : à Alain Altinoglu de diriger l’orchestre, à Mills d’y apporter des éléments techno, via ses séquenceurs et boîtes à rythmes. Petite cerise sur le gâteau, qui change d’ailleurs toute la donne, Mills n’a rien préparé sur papier, et à l’instar du jazz, se lance dans des improvisions soufflées par la magie du moment. Grandiose !

Le titre « Imagine » nous met dans le bain, et on a déjà plus envie de le quitter. On s’y enfonce, prenant son plaisir avec délectation, fermant les yeux, prenant son temps (quasi 1 heure 30 sur dvd, 79 minutes sur CD). Le bien nommé « The March » (en hommage à la manifestation en tant que force politique) ouvre une belle avenue au classique des instruments à vent, dans un dialogue manifestants/autorité des plus surprenants, laissant la porte entrouverte à un futur opéra qui sait ? On voit défiler en tout cas toute cette imagerie que draine la musique classique.

De purs moments de magie, comme ce « Entrance to Metropolis », après un « Elipse » tout en douceur, ponctuent un concert qui prend souvent les apparences conventionnelles en la matière, preuve de la pertinence de l’oeuvre en général et de la set list en particulier. Les beats, le plus souvent effacés, apportent ce je ne sais quoi qui pourrait séduire un ado buté, et l’amener d’un « nan, j’aime pas le classique » à un « c’est trop cool comme ça arrache ». Seule exception qui confirme la règle, « Amazon », à même d’assouvir ceux qui n’auraient pas succombé aux sirènes du classicisme et qui seraient en manque de BPM. Le plus souvent, les deux genres s’entremêlent, comme sur « The Bells », pour un résultat fantastique. Le côté cinématographique (dans un rayon large qui va de La Planète des Singes aux films d’Hitchcock) est plus qu’ostentatoire, comme sur « 4 Art ». En règle générale, l’alternance de moments très calmes, bourrés de nostalgie et de mélancolie, et de coups de tonnerre retentissants évoquent le plus souvent Rachmaninov. C’est dire comment l’alchimie opère.

Un disque dont on a du mal à se passer, tant les couloirs de ce labyrinthe sonore y sont fascinants.

Nous voilà bien avancés en ce début de millénaire, avec nos nouveaux Beethoven, Chopin et Rachmaninov. Mais au fait, n’était-ce pas l’année Mozart ?