Le génial brésilien entame une quarantième année de carrière avec un album audacieux et dépouillé de « rock clandestin ». Une réjouissante orientation, aussi surprenante que convaincante, qui est à l’origine d’un des plus grands disques de cette fin d’année.
Au foot, user du contre-pied peut s’avérer déterminant pour tromper son adversaire et marquer un but. Une esquive de pied au départ du ballon ou une feinte de corps dans le cours du jeu, simulant un déplacement dont la trajectoire est soudainement modifiée, et voilà que le plan des joueurs adverses se retrouve contrarié, la moindre velléité de prise de balle anéantie. Comme tout brésilien qui se respecte, Caetano Veloso pratique l’art du contre-pied avec une dextérité sans commune mesure. Alors que ses deux précédents albums (A Foreign Sound et Noites Do Norte) mettaient en avant ses qualités, au demeurant immenses, de crooner irrésistible et de latin lover raffiné (au diable les tièdes palabres, sachez que votre serviteur considère le bahianais comme le plus grand chanteur vivant), Cê glisse un tacle puissant aux tentations partagées (de la presse et du musicien lui-même) de sanctification. Veloso opte avec ce nouvel album pour un minimalisme radical (que la pochette épurée du disque rend déjà perceptible) et une spontanéité d’exécution réjouisssante, tout en agitant le spectre des années 70, celles pendant lesquelles il expérimentait à tout va sans se soucier du qu’en-dira-t-on (même s’il va sans dire que, en matière d’expérimentations tous azimuts, celui-ci n’a jamais vraiment cessé, depuis, d’être un activiste inspiré).
Une formation rock basique (Ricardo Dias à la basse et au piano Rhodes, Marcello Collado à batterie et Pedro Sà à la guitare électrique), un son rêche, aucun lyrisme ni débordements vocaux, ce nouvel album, direct et sobre, déconcertera beaucoup de laudateurs du brésilien habitués aux orchestrations touffues. Car Cê dévoile un Caetano Veloso dans son plus simple appareil, qui chante moins pour satisfaire un parterre de fans convertis que pour tourner les pages d’une vie sentimentale récemment écornée. Les douze morceaux, à la teneur autobiographique certaine, laissent entendre un Veloso profondément émouvant, redevenu un homme parmi les hommes, qui aborde avec distance et perspicacité la perte amoureuse (“Outro” et “Rocks”), sa sexualité (“Deusa Urbana”), les remords et la culpabilité (“Não me Arrependo”), la douleur de n’être plus aimé (“Odeio”), les effets de la passion (“Um Sonho”) ou, encore, sa place de citoyen dans le monde (“O Heroi”, le dernier morceau de l’album et le seul ouvertement politique). A 64 ans, Veloso se paie le jouissif luxe de décevoir les attentes pour susciter le désir. Il fait le disque dont il a envie, sinon besoin, c’est-à-dire un disque qui soit l’ennemi de tous calculs, un disque d’attaquant de pointe adepte des coups francs, plutôt que de défenseur central.
Un geste artistique d’une grande sincérité, vécu comme un appel instantané à la rupture et à la désorientation salutaire, d’autant plus beau et troublant qu’il est impulsé par son fils Moreno et Pedro Sà (que Veloso considère aussi comme son fils), qui jouent tous deux ici le rôle de dépositaires d’une douleur transfigurée et poétisée. Deux fils-producteurs réunis pour un projet visant moins à statufier une figure paternelle admirée qu’à lui redonner, en quelque sorte, l’élan nécessaire à une nouvelle jeunesse en lui rouvrant les champs du possible. Suspendus entre la confession intime et la joie sans fard de chanter encore, les morceaux de Cê distillent un plaisir communicatif, se font l’écho d’une envie funambule de transcender le malheur par un verbe et une musique incarnées. Quiétude et inquiétude se nouent dans ce rock joué par Veloso et son groupe (que la guitare électrique, tantôt furieuse et haletante, tantôt câline et caressante rend parfaitement), bien éloigné dans ses intentions, comme dans ses téméraires manifestations, de celui, plus canonique, pratiqué par – entre autres jeunes loups – The Strokes ou The Kooks.
Nul opportunisme ou jeunisme ridicule chez le brésilien qui a trouvé dans le rock l’esthétique la plus adéquate pour chanter ses tourments, l’énergie et la rudesse qui lui évitent tout apitoiement. Un rock parcouru d’influences brésiliennes qui viennent le nourrir de l’intérieur, en altérer la trop prévisible course et en perturber le dynamisme. Caetano Veloso dit avoir voulu réaliser avec Cê un album de « rock clandestin », pointant ainsi le caractère secret d’une oeuvre dont l’apparente simplicité formelle cache en réalité des croisements, voire des transgressions, que le maître du tropicalismo affectionne depuis toujours. Mais, là aussi, contrairement à certains de ses derniers disques importants (comme Livro), ce cannibalisme musical opère sur le mode de l’intime, de la touche discrète, de la concentration plutôt que du débordement intensif. Une approche en creux qui ne la rend pas moins primordiale. Le brésil coule dans les veines de ce rock urbain, bien plus inventif et passionnant que nombre de cocktails musicaux sans saveur et indigestes. Pour atteindre son but, le contre-pied exige rigueur et précision, perfection et simplicité, autant de mots qui caractérisent à merveille la musique contenue dans Cê.
– Le site de Caetano Veloso.