Troisième album du gang de Brixton emmené par le gouailleur Charly Steen, toujours attachant et investi, à prendre avec ses défauts.


Food for Worms (traduire « nourriture pour verres de terre »), troisième album de Shame, nous fera-t-il mordre à l’appat ? Drunk Tank Pink, second album du quintet de Brixton (sud de Londres), n’avait pas échappé à la malédiction du deuxième album, paru en 2021 dans une situation pandémique (et post-brexit) imprévisible, transformant les tournées européennes en véritable chemin de croix masqué. 

Aussi sincère et pétri de bonne volonté soit-il, Drunk Tank Pink, ne parvenait pas à atteindre l’excellence de son prédécesseur, Songs of Praise. Passé l’effet de surprise, difficile en effet de faire mieux que ce premier coup de maître qui cochait toutes les cases au bon moment : des chansons à guitares plus sincères que la moyenne (les textes introspectifs de Charlie Steen), une présence en concert indéniable, le tout boosté médiatiquement par l’émergence d’une nouvelle génération de groupes proto post-punk outre-manche – Idles, Silverbacks, Squid, les dublinois Fontaines D.C.,  ou encore les sauvageonnes Goat Girl – bien décidé raviver la flamme rock des aînés The Fall et Sonic Youth. Ce n’est finalement pas que Drunk Tank Pink manquait pas de bons morceaux, on y décelait même une touche funky inédite façon Talking Heads, mais pas suffisante pour écarter en nous un sentiment persistant de redite. La véritable question qu’on se posait déjà à l’époque était : comment vont-ils négocier leur prochain long format ? D’autant que les Dublinois de Fontaines D.C, ont entre-temps récupéré la couronne britannique (bien joué les irlandais).

Réponse simple, Food for Worms se doit d’ouvrir de nouvelles pistes. Sans non plus trahir leurs fondations rock, à savoir privilégier des guitares exacerbées, les dix titres proposés ici cherchent à s’aventurer vers d’autres ambiances, d’autres humeurs.  C’est le producteur vétéran Flood (Nick Cave, U2) qui s’y colle, et s’en sort mieux que pour son précédent effort avec Interpol sur The Other Side of Make-Believe, complètement privé d’aspérités. 

Etrangement, ce ne sont pas les morceaux les plus énervés qui nous ont interpellé en premier lieu sur ce troisième album, plutôt ceux imbibés d’une fibre mélancolique plus prononcée qu’auparavant. Notamment « Adderall », dont le nom est emprunté aux comprimés pharmaceutiques prescrits aux gens atteints d’un déficit d’attention. La tension sur ce titre y est finement balancée entre accalmie et tempête, avec la présence aux choeurs de la folkeuse américaine Phoebe Bridgers dans un crescendo final du plus bel effet. Le semi acoustique « Orchid » sort également du lot, la voix grave, en mode quasi crooner de Steen se distingue. « All The People », ode finale à l’amitié – thème récurrent tout du long de l’album – est une aussi une réussite avec grand renfort de choeurs fraternels (« All the people that you’re gonna meet, Don’t you throw it all away, Because you can’t love yourself »).

Un poignée de morceaux anecdotiques aussi, tel « Alibis », qui joue dans la surenchère dissonante sans aller nulle part, ou encore « Six-Pack » qui abuse de pédale wha jusqu’à l’agacement. Les grattes brouillonnes de Seán Coyle-Smith font tout de même mouche sur l’incandescent « Burning By Design », Yankees (dans une veine très Sonic Youth) et « Fingers of Steel ». Ce dernier titre ouvre le bal par quelques notes de piano, vite rompu par une basse martiale et la gouaille de Charlie Steen. On ne saurait trop vous conseiller de jeter un oeil sur sa géniale vidéo où on voit le groupe créer de faux comptes sur les réseaux sociaux afin de liker et commenter leur propre contenu, tout en dérision. Food for Worms le prouve, Shame n’est pas parfait, mais ce sont leurs petits défauts qui rendent nos Anglais attachants, toujours capables de fulgurances.

Dead Oceans – 2023
Producteur : Flood

https://shame.world/

Concerts en France : le 14 mars à Nantes (Stereolux), 15 mars à Paris (Cabaret Sauvage), 16 à Bordeaux (Rock School Barbey) et le 22 à Nimes (Paloma).

Tracklist: 

1. Fingers Of Steel
2. Six-Pack
3. Yankees
4. Alibis
5. Adderall
6. Orchid
7. The Fall Of Paul
8. Burning By Design
9. Different Person
10. All The People