Rencontre avec le capitaine de Shearwater, Jonathan Meiburg, autour du sixième opus The Golden Archipelago, aboutissement d’une trilogie magistrale entamée avec Palo Santo et Rook.
Il est une île lointaine dont les montagnes imposantes plongent directement dans le bleu de la Méditerranée. Une île de caractère, appelée autrefois Kallisté (île de beauté), qui aurait pu figurer sur le journal de bord de Shearwater : sa musique aux reliefs vertigineux lui ressemble. Le sixième album du groupe de Jonathan Meiburg s’appelle The Golden Archipelago, du nom de l’archipel du Pacifique sud qui fut le lieu d’essais nucléaires américains durant les années 1940/50. Enregistré en partie au Sonic Ranch studio de Dallas, en compagnie de John Congleton (quasi 5e membre d’Explosions in the Sky), l’album clôt magnifiquement une trilogie entamée avec Palo Santo (2006) puis Rook (2008). Un tour de force ambitieux qui nous transporte via le récit forcément épique et poignant d’un exil, l’histoire d’une civilisation arrachée à sa terre. C’est encore un pavé lancé dans la mer, une tempête vocale exacerbée traversée d’accalmies. Des arrangements magnétiques de cordes et d’instruments à vent, des chansons qui s’apparentent à des mouvements mélodieux qui reviennent nous hanter, plage après plage, telle la vague écumante frappant le récif. The Golden Archipelago est un disque érosif.
Nous sommes loin, à vingt mille lieues du personnage possédé qu’il endosse dans les disques de Shearwater et sur scène, où les performances scéniques du groupe le (nous) laissent sans souffle. Jonathan Meiburg est ce qu’on pourrait appeler un gentil garçon, calme et respectueux avec ses hôtes. Appliqué à sa tâche, il répond généreusement, soucieux de développer ses arguments comme si ce n’était jamais assez pour défendre son album.
Pinkushion : La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, ce fut lors de votre dernière tournée avec Okkervil River en 2006. Depuis, Shearwater a sorti trois albums qui ont reçu un très bon accueil critique. Est-ce que ce fut une décision difficile que de quitter Okkervil River ?
Jonathan Meiburg : Non. J’étais membre d’Okkervil River depuis huit ans, c’est beaucoup de temps passé dans un groupe. J’ai vraiment apprécié d’en faire partie et je suis fier du travail que j’ai fait avec eux. Mais écrire des chansons, c’est ce que j’ai toujours voulu faire, et j’en suis heureux.
Vous avez pris la bonne décision en regard du développement de Shearwater.
Je suis plutôt d’accord (rires). Nous sommes toujours amis et tout ça… J’ai parlé avec eux l’autre jour, il n’y a jamais rien eu d’agressif entre nous, l’ambiance est naturelle lorsque nous parlons, l’amitié est toujours là.
Tout comme vos anciens camarades, vous vivez toujours à Austin. Avez-vous enregistré l’album là-bas ?
Nous avons enregistré une partie de l’album à Austin, une autre à Dallas, ainsi que dans un studio près d’El Paso au Texas. Pour différentes raisons, nous sommes restés au Texas. Mais l’album a été mixé à Austin : c’est toujours appréciable que de travailler près de chez soi, spécialement pour cette dernière étape. Généralement, le travail se termine assez tard la nuit.
John Congleton, producteur connu pour son travail avec les post-rockers d’Explosion in the Sky, fait cette fois partie de l’aventure.
C’était la première fois que nous collaborions avec John Congleton et ce fut vraiment un plaisir que de travailler ensemble. Il a fait beaucoup de choses. C’est quelqu’un de très flexible, intelligent et surtout rapide. Je me suis mieux senti à la fin de cet enregistrement que pour aucun des albums précédents. En partie grâce au fait que ce fut un enregistrement agréable (ndlr : pour l’anecdote, passé sous licence Beggars, le groupe, mécontent de la production de Palo Santo, était retourné enregistrer l’album). L’énergie est restée constante en studio, chacun pouvait contribuer sainement.
John Congleton est également texan, mais vit à Dallas. Est-ce qu’on peut parler d’une scène de musiciens spécifique au Texas ?
Tout le monde se connaît mais… (réflexion)… le Texas n’est pas nécessairement ce que vous pensez. Je veux dire, oui, c’est ainsi, mais c’est aussi bien plus. C’est bien de faire partie de ce cercle, parce que notre musique n’est pas nécessairement celle qu’imaginent les gens à l’évocation du Texas. Mais nous sommes du Texas, c’est sûr (rires).
Il y a quelques jours, le label nous a fait parvenir un dossier spécial. Il regroupait une sorte de carnet de route assez volumineux, accompagné de notes, paroles de chansons et photos de divers voyages dans les îles. Le dossier est épuisé à la vente, mais maintenant disponible en téléchargement gratuit sur le site du groupe. Pouvez-vous nous en parler ?
Oui ! ça m’a pris plusieurs semaines à assembler. Ce dossier est une compilation de documents que j’ai collectés, le fruit de treize années de voyages. Beaucoup proviennent d’îles étrangères que j’ai visitées dans le cadre de mes études en ornithologie, ainsi que d’autres voyages. C’est un complément visuel à l’album, pas nécessairement là pour l’expliquer, mais pour l’accompagner et donner quelques images lors de l’écoute. Depuis l’enfance, j’ai toujours adoré les pochettes vinyles d’album, les livrets à l’intérieur. Il semble que cela change la perception lorsque l’on écoute le disque. Lorsqu’on est gosse, on écoute l’album en regardant la couverture, on a l’impression de rentrer dedans. Je voulais faire en sorte de concevoir quelque chose qui nous absorbe.
L’album semble bâti autour du concept d’île. J’imagine, avec votre expérience des voyages, que vous aviez en tête cette idée depuis un certain temps.
Ce que j’ai appris, c’est qu’on ne sait jamais vraiment d’où viennent nos idées (rires). J’avais au départ ce titre en tête, The Golden Archipelago. Je ne savais rien de plus sur ce titre, mais je me suis dit « passons du temps sur les îles, d’une façon ou d’une autre, si je continue à persévérer dans cette voie, j’obtiendrai des résultats « . Tout ceci a commencé à prendre sens pour moi, mais ce qui a vraiment tout déclenché, c’est lorsque j’ai entendu cet enregistrement d’habitants de Bikini Atoll chantant leur hymne national. Je l’ai par la suite inclus en première plage de l’album, ainsi que les paroles dans le dossier. C’est un chant remarquable pour plusieurs raisons. En 1946, ces gens ont été forcés par l’US Navy à quitter l’île où ils vivaient, à cause des essais nucléaires effectués dans la zone. Aujourd’hui, l’île est encore radioactive et donc ils ne peuvent toujours pas retourner y vivre. Ils sont désormais exilés sur la petit île de Kili, où le chant a été enregistré en 1998. En voici les paroles (ndlr : il récite lentement) : “No longer can I Stay it’s True, No longer can I live in peace and harmony. No longer can I rest on my sleeping mat and pillow. Because of my island and the life I once knew there. The thought is overwhelming. Rendering me helpless and in great despair. My spirit leaves, drifting around and far away. Where it becomes caught in a curreent of immense power–And only then can I find peace.” Voyez ? Ce sont les paroles d’hymnes les plus étranges au monde ! (trad : « Ne puis-je rester, c’est vrai, Ne puis-je plus vivre dans la paix et l’harmonie. Ne puis-je rester auprès de mon lit et mon oreiller. A cause de mon île et de la vie que j’ai connu là-bas. La pensée est accablante. Me rend impuissant et en grand désespoir. Mon esprit part, à la dérive et au loin. Où il est pris dans une courant au pouvoir immense, et seulement alors puis-je trouver la paix« )
Ce sont surtout des paroles tragiques !
Oui, c’est une chanson sur l’exil. Mais je pense que tout le monde peut, d’une certaine manière, s’identifier à cette maison perdue que l’on ne reverra jamais. En même temps, l’enregistrement dégage un son presque joyeux, plein de vie. Quant vous l’écoutez, vous n’avez pas vraiment l’impression qu’il est question d’une chanson triste. Je pense que, d’une certaine manière, ce n’est pas une chanson désespérée, mais une chanson de résistance. L’hommage transforme leur tristesse en joie et représente, d’une certaine façon, la victoire sur la mort ou la destruction. Cela va bien au-delà de l’exil et ca m’a vraiment impressionné. C’est ce genre de sentiment que je voulais transmettre sur l’album.
Au départ, je n’avais pas les clés. Ce fut donc plus simple d’assembler les pièces du puzzle et pour moi de comprendre comment elles fonctionnaient. Mais je ne suis pas intéressé par l’idée de faire un concept album, comme The Lamb Lies Down on Broadway (ndlr : double album de Genesis de 1974). Ce qui m’intéresse, c’est de partager un voyage émotionnel, évoquer différents sentiments qui nous emmènent graduellement d’un endroit à un autre.
Ce qui est intéressant dans ce disque, c’est que le format des chansons est assez court, mais les chansons sont très denses. Le premier single « Castaway », qui dure 3 minutes 30 secondes, en est parfait un exemple. On imagine facilement qu’elle aurait pu être deux fois plus longue.
Oui, je ne sais pas pourquoi, mais j’aime ça. J’ai fait ce choix pour certaines raisons. L’album est court notamment parce que si la matière servie est déjà riche, il n’y a pas besoin d’en remettre une couche. J’apprécie les chansons qui vous emmènent dans différents endroits en un temps très bref. Mais le pari est de faire en sorte que le résultat soit coulé, naturel, et ne pas donner l’impression de sauter de plage en plage.
The Golden Archipelago est dans la parfaite continuité de ses deux prédécesseurs, Rook et Palo Santo. On a beaucoup parlé de triptyque à propos de ces albums. Êtes-vous d’accord sur ce point ?
Je pense en effet que ces trois albums ont des choses en commun. Surtout par rapport aux précédents. Ces disques partagent un fil émotionnel. Et aussi, ils sont tous trois habités par les mêmes thèmes : les gens dans le monde naturel, les interactions et connexions entre les deux. Lorsque tout a commencé, je n’avais pas vraiment l’intention d’aller dans cette direction. Je savais que d’autres groupes faisaient ce genre de choses, avec des pochettes de disque toujours similaires, chaque album constituant une progression à partir de la même idée de départ.
Du fait peut-être de son format court, j’ai l’impression que l’album porte une dimension épique nettement plus importante que sur les deux albums précédents.
C’est certain. Je voulais atteindre un autre palier émotionnel et sonique sur ce disque. Quelque chose de plus grand. Le principal danger pour moi, sur cet album, était ma voix, et le risque qu’elle devienne parfois distante. J’ai essayé de la travailler, voire même de travailler contre elle. Et je pense que nous avons capturé les sons bien mieux que par le passé : la façon dont sonne la batterie est massive, très « live ». Sur le plan symphonique, nous avons progressé en utilisant davantage d’instruments à cordes et à vent, et d’une façon un peu différente à chaque fois. D’une manière générale, il me semble que nous avons fait un meilleur job qu’auparavant.
Il circule notamment une étonnante fluidité dans l’agencement de vos mélodies très riches, comme vous le dites. Or, on sait que le processus d’écriture peut devenir tortueux au fil des années. Est-ce le cas pour vous aussi ?
Ce n’est pas facile d’écrire des chansons, mais je suis d’accord sur ce sentiment de fluidité en ce qui concerne mon écriture. Peut-être que les chansons sont meilleures, même si écrire demeure un processus compliqué. J’ai commencé à avoir un petit peu plus confiance en mon écriture, fait en sorte que les choses fonctionnent à ma manière. Je ne m’inquiète plus tant que ça sur ces points-là. Même lorsque quelque chose n’est pas clair et qu’on doit le résoudre, je sais qu’on va se focaliser dessus jusqu’à trouver la bonne solution. J’essaie de faire en sorte de moins analyser les problèmes. C’était une de mes faiblesses, j’essaie désormais de prendre davantage de recul.
Parfois, les gens s’attendent à ce que le premier album d’un groupe soit leur meilleur d’emblée. Mais, en pratique, cela ne se passe pas comme ça. C’est aussi le cas pour des romans. Généralement, les premiers livres d’un auteur ne sont pas les meilleurs, cela prend du temps. Il faut parfois écrire beaucoup de livres avant de maîtriser son art. Au fil des albums que nous avons enregistrés, nous progressons. On commence à comprendre quels sont les meilleures options pour enregistrer le meilleur album possible.
C’est la première fois que je repose à un musicien ma question rituelle. Mais comme nous nous sommes rencontrés voilà quatre ans, il y a peut-être péremption. Et donc la voici, quels sont vos cinq albums préférés de tous les temps ?
Bien, je vais tenter de ne pas me répéter (rires) :
V/A – The Secret Museum Of Mankind (tous les volumes)
Can – Ege Bamayasi
Glenn Gould – Bach, two & three part invention
Nina Simone – Emergency Ward / It is Finished / Black Gold
Pekos – Yoro Diallo (Yalla Yalla records)
– A écouter : Shearwater, The Golden Archipelago (Matador)
– Site officiel
– « Hidden Lake » :