Véritable expérience musicale qui ouvre un espace syncrétique aux abords à la fois traditionnels et modernes, Kuutarha réussit à bousculer les repères de l’auditeur tout en imposant ses charmes foisonnants grâce à un singulier pouvoir de fascination.


On l’avoue, presque honteux, mais jusqu’à présent la Finlande ne figurait pas forcément sur la carte de nos pérégrinations musicales. Si la Norvège et la Suède ont vu toutes deux éclore récemment de nouveaux songwriters (dont Pal Angelskar, Christian Kjellvander et José Gonzalez sont les plus récentes découvertes), ce beau pays frontalier semblait en effet moins enclin à suivre cette déferlante de révélations ou plutôt, ne nous leurrons pas, cet effet de mode, source de réels talents, mais aussi de quelques plagiaires paresseux, purs produits d’une déterritorialisation de la folk music reproduisant ailleurs, mais à l’identique, l’universelle doxa anglo-saxonne. L’écoute de ce premier album de Laura Naukkarinen vient donc à point nommé nous rappeler qu’un peu plus de curiosité eut été de bon aloi, et ce d’autant plus que sa musique échappe farouchement aux lois du genre, prend la tangente plus facilement qu’elle ne se laisse cataloguer.

Vocaliste dans les groupes finlandais underground Kiila, Päivänsäde et Anaksimandros, Lau Nau chante dans sa langue maternelle, ce qui ne facilite certes pas la compréhension de ses textes (que l’on dit spirituels), mais apporte un supplément de mystère indéniable à une musique volontiers mystique et évanescente qui n’a au fond pas besoin de mots intelligibles pour prendre sens. Quant à la palette instrumentale déployée, elle participe aussi pleinement de l’étrangeté et de la richesse de l’ensemble en alternant instruments occidentaux et orientaux : outre les classiques guitares (acoustique et électrique), violon, flûte, basse… se côtoient aussi Kantalé, tablas, sitar, mandoline, Jouhhiko (violon joué sur les genoux avec un archet), carillon, mégaphone, verre pillé, bouteille de bière percutée… soit un mélange composite d’une vingtaine d’instruments, source de sonorités éclectiques qui loin de créer un sentiment de surcharge, compose au contraire un paysage sonore aéré et méditatif, ouvert à tous les vents, fussent-ils les plus libertaires.

Souvent improvisés, plus esquissés que véritablement développés, les thèmes mélodiques de Kuutarha ressortissent au folk (“Kuula”), mais aussi aux musiques de l’Inde (“Jos milulla oliss”), du Népal (“Kivi murenee jolla kaïvelee”) et du Japon (“Sammiolinnut”), références folkloriques décantées de leur éventuel vernis touristique et qui, entremêlées, constituent une sorte de tapis sonore particulièrement mouvant et créatif. Cette alternance jouissive des genres trouve d’autant plus à être réactif que la production demeure artisanale et épurée, ce qui lui confère d’emblée une tonalité brute et organique, presque primitive. Si l’hybridation est par ailleurs constamment épatante, c’est aussi grâce à la voix cristalline de Lau Nau (dont certaines inflexions peuvent rappeler celle de Joanna Newsom) : elle se fond dans cet univers singulier, fusionne parfois avec les instruments et façonne avec eux des structures rythmiques et harmoniques étonnantes. A l’instar, par exemple, de “Tulkaa !”, où le chant incantatoire de Nau semble invoquer une présence divine de plus en plus envahissante (obtenue par le biais d’une superposition d’instruments à cordes et de voix qui va crescendo), puis finit par émerger du bourdonnement instrumental et à composer avec le silence, voire le vide.

Pour autant, la grande réussite de Kuutarha ne réside pas seulement dans ce brassage savant de musiques nourries à la source de traditions séculières : Lau Nau ne fait pas oeuvre d’ethnologue mais bien de musicienne soucieuse d’écrire avant tout des chansons avec des mélodies au diapason d’une sensibilité ambitieuse et aventureuse. Ses morceaux, bien qu’intrigants et parfois expérimentaux, n’en demeurent pas moins rapidement familiers et émouvants. Admirable basculement qui voit l’audace et la générosité, dans un mouvement de va-et-vient répété, s’entrechoquer sans toutefois exclure ou déconsidérer le ressenti de l’auditeur, comme en témoigne “Hunnun », ballade lancinante qui inclut accidents sonores discrets et ligne mélodique claire, hypnotique et entêtante.

A la fois proches et lointains, familiers et différents, accessibles et déroutants, les morceaux de Lau Nau, outre qu’ils portent sur le devant de la scène internationale (le disque est distribué par un label de Chicago) une musique indépendante finlandaise peu entendue auparavant (mais qui résulte, à n’en pas douter, d’un travail collectif de longue haleine), attestent d’une artiste hors normes, dont on serait à présent bien inspirés de suivre les prochaines envolées. Que l’on espère, évidemment, aussi passionnantes que celles entendues sur Kuutarha.

Le site du label Locust