Plus glaneur que glandeur, Rajko Muller redistribue adroitement les cartes de la techno avec sa house minimaliste mais spatieuse. Sans toutefois convaincre totalement.


Il est des qualités qui, pourtant, sonnent chez certains comme des défauts. Il en va ainsi de l’allemand Rajko Muller qui avec son second album (après Rest paru en 2000), signé sous la bannière du pseudo francophone Isolée, multiplie les efforts afin de se démarquer d’un carcan que l’on devine asphyxiant, sans parvenir en définitive à hausser complètement le niveau du débat. Le dilemme de Rajko consiste à produire une house raffinée et poétique à écouter plutôt qu’à danser : comment stimuler les neurones de l’auditeur sans délaisser complètement ses jambes, investir la house en laissant les portes et les fenêtres ouvertes aux courants d’air frais ?

Ecartelé entre le dance floor et le rocking-chair, Rajko opte pour la diversité et le mélange en variant les angles d’approche. Ambient, disco, synth-pop, boogie, electronica, surf, glitch sont tour à tour convoqués, superposés, enchâssés, tordus, malaxés avec un souci maniaque et un net effort de style et de cohérence. La ligne house demeure, mais comme une toile de fond immuable sur laquelle viennent se greffer une multitude d’orientations, de couleurs et de pistes harmoniques. Chaque titre est appréhendé comme un univers à part entière, avec ses creux et ses pleins, ses sinuosités, ses recoins plus ou moins obscurs, ses arabesques mélodiques et ses pentes abruptes. Il est assurément demandé à l’auditeur une qualité d’écoute, une attention, une disponibilité de tous les instants. Le rendement est élevé, la belle machine déballe un florilège de sonorités complexes, suspendues au-dessus d’une techno ensommeillée.

Si la force de We Are Monster est indéniablement le plaisir éprouvé à l’écoute de compositions alambiquées et parfois entêtantes (« Schrapnell », « Mädchen Mit Hase »), son point faible tient à la petite parcelle de titres vraiment inventifs, quant aux rythmes choisis et à leur interaction. Très doué pour sampler et croiser entre eux des sons produisant une alchimie soudainement surprenante, Isolée pèche en revanche par un conservatisme manifeste lors de l’utilisation de beats plats et déjà usités (le dispensable “My Hi-matic”), par ses greffes prévisibles de rythmiques grossières et mal dosées (“Do Re Mi”) ou par ses promesses non tenues (“Face B” qui débute magnifiquement et s’épuise en cours de route). Comme si à trop se consacrer à soigner la structure et les arrangements de ses morceaux, Rajko avait oublié d’en interroger et d’en reformuler la dimension purement rythmique et physique : celle innervant les montées de fièvre inhérentes à la house music (dont l’absence ici procède à n’en pas douter d’un parti-pris louable de démarcation), mais aussi, et surtout, celle qui offre des perspectives nouvelles et des combinaisons iconoclastes (à l’instar, par exemple, des cadences virvoltantes de Moodymann ou du génial Matthew Herbert). Ce sentiment de frustration est d’autant plus vif que par ailleurs Rajko n’opte pas, à l’inverse, pour une langueur complètement assumée.

Le meilleur titre de l’album, “Today”, laisse entrevoir le grand disque qu’aurait pu être We Are Monster : dès lors que la musique de Rajko prend assise sur une base rythmique originale, reconduite et dévoyée avec panache (le morceau est introduit par des riffs de guitare, sur lesquels s’arc-boutent toute l’architecture rythmique, puis se superposent ensuite une voix humaine, celle de l’intéressé, et différents beats de tonalité mate et claire), cette dernière se met littéralement en branle et glisse hors des sentiers par trop balisés de la house. L’effet obtenu est des plus jouissifs.

Généreux, Rajko Muller surpeuple avec passion son album, mais hésite entre les rôles qu’il ne veut plus ou ne veut pas encore incarner. A la fois enfant gâté et apeuré, il semble pour le moment ne pas vouloir jouer les chefs de bande et choisit plutôt d’être seul au monde. Dommage.

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