C’est avec la belle Susheela Raman, accompagnée de son mari Sam Mills – également guitariste et producteur – que nous avons rendez-vous ce midi. J’ai préparé mes questions, mais très vite tout va partir dans les orties. Il y a des entretiens, comme ça, où on a déjà parcouru à l’avance les questions-réponses, et qui, finalement, vous font allègrement la nique…


Je sortirai de là me disant que l’entretien, du coup, était plutôt raté. Et puis, comme après un bon film, voilà qu’un ou l’autre passage me revenait à l’esprit. J’étais hanté!
En retranscrivant l’entretien, je me suis rendu compte qu’il s’agit d’un des meilleurs réalisés. L’heulistique si chère à Socrate a ici pris toute son sens…
Bienvenue dans les voies mystèrieuses de l’Orient…

Pinkushion.com : Où vous placez vous sur la scène rock -puisque vous préférez que l’on dise que vous faites du rock ?

Susheela Raman : En fait, je ne suis pas d’accord avec le terme « World ». ça ne veut juste pas dire grand chose pour moi. Ceci dit, ce n’est pas tout à fait du rock non plus à vrai dire. C’est clair que ce n’est pas du rock pur et dur. Pour être honnête, je dirais que je suis de Londres, que j’ai grandi dans cette ville. Je dirais que je fais de la musique moderne très contemporaine. Ce qui est intéressant dans ma musique, c’est qu’on peut la ranger dans plusieurs catégories – jazz, rock, folk, world (sic !) etc….. Ne pourrait-on pas plutôt dire que je fais une sorte de musique universelle ?

Si je vous parle de la british asian scene (Nitin Sawhney, Talvin Singh), est-ce que cela vous sied davantage ?

Susheela Raman : Oui, il y a des similarités entre nous c’est vrai. Culturellement, vu que l’on a tous grandi en tant qu’asiatiques dans la société britannique, c’est normal… Ceci dit, je ne les connais pas très bien. Nous ne faisons pas tous partie d’une communauté qui ferait beaucoup de choses ensemble. Mais je reconnais que leur travail est très fort. Disons qu’il y a différentes manières d’interpréter le fait que l’on ait grandi en Grande-Bretagne. Mais chacun in fine travaille dans sa propre réalité individuelle.

En fait, je demandais cela car ton bonus track – « What silence said » – fait penser à l’asian beat scene…

Susheela Raman : Oui, mais ce n’est pas de l’électronique. En fait, c’était joué live.

Sam Mills : En effet, ça a été enregistré de façon spontanée dans le studio. Oui, je dois dire que cette interaction particulière entre le batteur et le joueur de tabla peut s’expliquer par le fait que les deux ont déjà joué avec Nitin et Talvin. Le bassiste aussi a déjà joué aussi pour eux. C’est clair qu’il y une connivence évidente, du coup, avec l’asian beat.

Vous pensez réitérer la chose ?

Sam Mills : Non ! (rires)

Dans ma chronique, je vous compare à Led Zep, les Beatles, ou George Harrison , en disant que vous avez fait exactement le contraire : saupoudrer de rock la musique indienne. Etes-vous d’accord ?

Susheela Raman : Ah bon ? Pourtant, je dirais que la plupart de nos chansons suit un schéma très occidental.

Sam Mills : Oui, c’est vrai. Chaque chanson a d’abord été écrite à la guitare donc…

Susheela Raman : Je pense plutôt qu’il y a dans ma musique une totale immersion. J’ai été baignée dans la culture anglaise, et anglo-saxonne par extension mais aussi, bien sûr, asiatique, et bien plus que Led Zep ou les Beatles. Je pense donc plutôt que l’on dénote dans ma musique la culture occidentale, avec un background asiatique.

Mais sur cet album la coloration indienne est bien plus ostentatoire que sur les deux premiers albums. Vous semblez avoir été au coeur de la culture indienne.

Susheela Raman : Ok. C’est clair que c’est du à la contribution de tous ces musiciens locaux. On a beaucoup échangé avec eux, et on a pris le temps et le soin de savoir ce que l’on voulait. Ce fut une belle aventure.

Allez vous continuer cette aventure ?

Susheela Raman : Oui, c’est clair. Nous avons plein d’idées sur plein de projets. Il y a aussi certains morceaux que l’on voulait faire et que l’on n’a pas faits.

Est-ce que votre disque est distribué en Inde ?

Susheela Raman : A Bombay, il y a des maisons de disques qui prennent notre travail très au sérieux et qui y travaillent. J’espère oui. Je pense que lorsqu’on ira sur place faire des concerts le processus se mettra alors en place. Rien n’est encore fixé, mais nous aimerions faire une tournée là-bas.

Sam dit de toi que tu es toujours à la recherche de tes racines dans le documentaire que comporte le DVD. Une chanson comme “The same song” révèle-t-elle tout sur toi Susheela ?

Susheela Raman : Je crois qu’elle révèle une certaine partie de moi oui. En même temps, c’est une chanson très ouverte. Elle dit en même temps qu’il faut avancer, aller de l’avant un moment donné.

Sam Mills : Je crois que cette chanson montre le déracinement, la manière de pensée de gens comme Susheela, qui appartiennent à la seconde génération d’immigration. Mais à vrai dire, ne le sommes-nous pas tous, déracinés ? Chacun bouge, c’est peu probable que tu restes toute ta vie là où tu as grandi, on déménage, on voyage, le monde change très vite. Du coup, chacun est embrouillé et cherche ses repères. On voit les immigrés comme les plus déracinés, mais la réalité c’est qu’on l’est tous. C’est ce dont parle « The same song ». C’est ça qui est intéressant, cette chanson, on ne peut pas la réduire à l’immigration stricto sensu. Elle a un sens universel pour chacun de nous, pas juste pour Susheela. Tout bouge si vite : il y a des armes nucléaires dans l’espace, et de l’autre côté, tu as une vache au milieu de la rue. Ce sont des contradictions incroyables ! La même chose vaut pour la France, avec d’un côté la petite maison provinciale, avec un centre ville en forme de boîte de chocolats, avec des sonneries en bois, et pas loin de là tu as des voitures qui brûlent et des barres dans les rues. Ces contradictions nous touchent tous, autant que nous sommes.

Une haute personnalité politique britannique disait hier qu’il ne fallait pas trop vite croire que ce phénomène se limitait à la France, que toute l’Europe était menacée.

Sam Mills : Elle l’est déjà à vrai dire.

Susheela Raman : C’est déjà arrivé dans le nord du Royaume Uni. C’est un appel à l’aide en fait. C’est comme un réveil, un appel à changer cet état de fait. Il faut repenser nos manières de vivre. Il faut s’occuper de ces choses afin qu’elles s’améliorent.

A ce propos, je n’ai pas l’impression que tes paroles soient très politisées, ou engagées, comme Asian Dub Foundation par exemple.

Susheela Raman : La musique que l’on fait, c’est plutôt une musique qui suit le flow, l’humeur, émotionnelle.

Sam Mills : Le rock peut être très répressif. Ou très conservateur. Non, mais c’est clair que pour nous, c’est la performance, la musique pour la musique qui nous intéresse. La musique, c’est notre héritage culturel. En ce qui me concerne, la musique indienne, le Coran, tout est de l’histoire collective humaine. De même, pour un indien, Shakespeare fait partie de son héritage culturel. Il n’ y pas de règle pour nous. Il y a trop de discours qui disent qu’il faut séparer les choses, le public attend ce genre de disque, et bla bla bla. A notre manière, tranquille, douce, nous essayons de faire passer le message que ces barrières sont imaginaires. Notre message politique ce serait celui-là. Chacun fait de notre musique ce qu’il en veut, mais c’est ce que nous essayons de faire passer. C’est vrai que notre musique ne s’intéresse pas à un problème ici ou là particulier… Mais n’oublions pas que ce disque a été composé il y a deux ans… beaucoup de choses se sont déroulées depuis.

M.I.A. par exemple, il y eut toute une polémique avec elle.

Sam Mills : Ce qui intéressant avec MIA, c’est que personne ne dit qu’elle fait de la world music. C’est très bien. Ce que j’apprécie chez des gens comme elle ou Asian dub foundation, c’est qu’ils n’ont pas été rangés dans cette boîte, qui est réductrice… « Musique du monde » veut tout dire, et en même temps cette boîte est toute petite, et fait du monde un truc tout petit, beaucoup plus petit que ne le sont les cultures de tous ces pays. Fela Kuti ou Bob Marley, ont d’abord été mis dans cette boîte…ou Nusrah. Ils ont fait des trucs grandioses, qui sont bien au-delà de ce que l’on a fait en Europe ou aux Etats-Unis.

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Le fait de travailler en couple, est-ce un avantage ?

NDLR : Les deux (rires)

La présence de musiciens indiens a mis en relief ta voix. Aussi les cours que tu as suivi en Inde, on le voit sur le dvd.

Susheela Raman : Ma façon de chanter n’obéit pas à une, mais à plusieurs techniques en fait. La respiration est très importante. En Inde cependant, il n’y a pas vraiment de culture de la voix. Il y a une technique, mais il n’y en a pas beaucoup.

Comment en êtes vous arrivés à travailler avec Husky Hoskulds?

Susheela Raman : En fait nous connaissions Vincent Ségal (Bumcello). Il a travaillé avec Huski sur l’album de Vanessa Paradis je crois. Il m’a parlé de Husky, me disant que c’était quelqu’un de très spécial. Husky a fait album avec Mike Patton (Fantômas). Vincent a passé l’album. J’ai trouvé ça incroyable. On était censés travailler avec Tchad Blake, qui malheureusement était pris par un autre projet. On était perdus, et on ne savait plus quoi faire. Je me suis alors rappelé de la conversation avec Vincent. Ce qui tombait bien également, c’est que Husky a énormément travaillé avec Chad, qui est en quelque sorte son protégé. Ils ont travaillé ensemble très longtemps. On l’a donc appelé et on lui a envoyé une démo de Music for crocodiles. Il a appelé le jour où il l’a reçu, et nous a dit « it’s a very badass track man ! », avec cet accent horrible (ndlr : américain).

En parlant de Mike Patton, aimerais-tu travailler avec lui ?

Susheela Raman : Oui, pourquoi pas ?

Husky a aussi produit Norah Jones n’est-ce pas ?

Susheela Raman : Non, que je sache il ne l’a pas produit. Il a été produit par Craig. Je crois qu’il était l’ingénieur du son. Ce qu’il faut savoir, c’est que Norah Jones avait au départ un album bien plus intéressant que celui qui est sorti. Assez expérimental en fait. Mais la maison de disque le lui a fait totalement réenregistrer selon leurs desiderata.

Sam Mills : Oui, beaucoup plus conservateur.

Susheela Raman : Artistiquement, il eut mieux valu qu’elle sorte celui qu’elle avait vraiment préparé.

N’a-t-elle pas plus de pouvoir maintenant ? Elle pourrait enregistrer quelque chose de plus expérimental…

Sam Mills : Sincèrement, je ne crois pas. Ce n’est pas comme ça que ça marche malheureusement. Avec les ventes qu’elle fait, la maison de disques est devenue dépendante d’elle. Elle est pieds et mains liées à présent. Il doit y avoir énormément de pression dans leurs relations. C’est fantastique pour elle ceci dit.

Susheela Raman : Moi, ce qui me chipote, c’est où vas-tu à partir de là en fait ?

Sam Mills : Elle a tout ce dont elle a besoin pour faire de la très bonne musique, plus expérimentale, avec plus de texture.

Sous un autre nom peut-être ?

Sam Mills : Elle pourrait faire ce qu’elle veut, si elle le voulait…

Quel genre de musique écoutez-vous ?

Susheela Raman : Can. J’écoute pas mal de chants bouddhistes du Bhoutan.

Sam Mills : Oui, du Bhoutan.

Susheela Raman : Anusheh Anadil. On a beaucoup appris sur le chant ensemble. La respiration tout ça…

Sam Mills : Aretha Franklin, et la soul en général.

Susheela Raman : Bjork. Son album Medulla fut d’une grande inspiration pour nous. On regardait beaucoup le documentaire justement sur le making of, avec Mike Patton.

As-tu pensé faire des duo, et si oui avec qui ?

Susheela Raman : Je n’ai pas de chanson je trouve qui collait à cette structure.

Sam Mills : Il y a d’autres voix. Anusheh Anadil, JC001 (Le peuple de l’herbe). Il a habité dans le coin où l’on habite à Londres. Il y a aussi une voix du Bangladesh. Parfois c’est intéressant…

Pour passer à la radio ça peut aider…

Sam Mills : On aimerait bien passer à la radio ! (rires). Devrait-on faire un duo avec Tom Jones (rires) On passerait sur Chérie FM ? Non…

Etes-vous content des réactions que suscite votre album ?

Sam Mills : Ceux qui l‘aiment l’aiment. Si tu aimes la musique, je crois que l’album peut te plaire. Si tu prends le temps de l’écouter aussi. Si tu veux du papier peint, on ne correspond pas c’est clair. C’est de la musique, avec de grandes performances, une grande voix. C’est un album très intéressant je pense. On devrait le jouer à la radio !

Allez-vous défendre l’album par une tournée ?

Susheela Raman : Oui, nous faisons une tournée tous les deux. Nous avons juste un invité. Nous sommes content de la réaction jusqu’ici. C’est plus facile de tourner à deux, et puis on donne une autre vie à ces chansons. C’est très direct. J’adore. On a le tabla, la basse… Il y a plus de place pour moi !

Des idées pour le prochain album ?

Susheela Raman : Non, pas vraiment. La relation que tu as avec les chansons se développe quand tu les joues en concert. Elles prennent une autre forme.