Mettant fin à un silence de douze ans, Aerial est un grand disque bancal, déroutant et émouvant, qui est aussi un beau portrait de femme mûre d’aujourd’hui.


Comme pour compenser le manque occasionné par une absence que d’aucuns auront vécue comme un trop long abandon, Kate Bush nous gratifie d’un généreux double-album, partagé en deux parties “A Sea of Honey” et “A Sky of Honey”, soit seize titres au total. La tonalité de l’ensemble s’avère apaisée, à l’image sans doute de ces années passées en toute quiétude loin des projecteurs, douceur d’une routine assumée, chaleur d’un foyer douillet, confort domestique qui s’accommode mal, on l’imagine, avec le credo rock’n roll. Kate Bush s’est embourgeoisée en somme, mais ni plus ni moins qu’une femme de son âge (47 ans) qui aurait décidé de mettre sa carrière entre parenthèses pour devenir mère (“Bertie” est une ode réussie – lire non complaisante – à son fils). D’où cette impression que Aerial est comme hors du temps, issu d’une autre époque, à la fois moderne et démodé.

Mais fuir n’est pas sans risques, ni sans conséquences. Une basse trop molle, des effets de claviers trop lourds, une rythmique trop grossière, des choeurs trop vulgaires : le huitième album de Kate Bush n’est pas exempt de fautes de goût, de clichés stylistiques qui font tache. Mais l’impression néfaste que pourraient laisser ces scories est tempérée par des choix plus audacieux : le recours à d’étonnants changements de tons (musique baroque, céltique, flamenco), la priorité accordée par moments au piano (récurrences toujours aussi troublantes), le parti pris conceptuel (mâtiné de New Age, surtout dans le second disque) font que l’auditeur va de surprise en surprise, avançant sur des terres qu’il a déjà foulées mais sans emprunter tout à fait le même chemin. Comme si la musicienne avait repris les choses là où elle les avait laissées (avec le mauvais The Red Shoes), mais avec la maturité acquise au fil des ans en proposait une nouvelle version. Aerial est moins un disque novateur qui ferait table rase des acquis, qu’une relecture à l’aune de l’expérience humaine et de la sérénité accumulées à l’ombre des petites affaires du monde musical.

Ce décalage anachronique fait de Aerial un objet précieux, parce que rétif aux modes. Imperméable aux tendances du moment, Kate Bush a fait au fond l’album qu’elle voulait, sans ce soucier des retombées économiques – ce qui aujourd’hui, pour une artiste de sa génération, peut s’avérer être une gageure. Même imparfait, inégal et parfois discutable dans ces diverses orientations esthétiques, ce disque est le témoignage sincère d’une musicienne toujours importante qui nous parle d’elle et de ce qui lui tient à coeur (elle se montre même ici sous des dehors particulièrement romantiques). Avec élégance et pudeur. La mort de sa mère (la magnifique ballade “A Coral Room”), son désir de sensualité et d’érotisme (“Mrs Bartolozzi”), ses considérations sur la célébrité et la solitude qu’elle peut engendrer (“King Of The Mountain”), sa passion pour le beau (pictural) et la nature (des sons d’oiseaux se font entendre à plusieurs reprises ; le deuxième cd épouse le rythme d’une journée, de l’aube au crépuscule) sont tour à tour abordés avec justesse et sensibilité.

Pour parvenir à un tel humanisme et un prosaïsme qui ne tombent pas dans le ridicule ou la naïveté rédhibitoires il faut posséder un certain génie de l’incarnation. Une façon de se mettre en perspective, de porter les mots au-delà de leur signification littérale, de sorte à leur injecter une âme. Ce que Kate Bush a toujours su faire. Admirablement, il va sans dire. L’artiste pop médiatique a su ici s’effacer pour mieux servir sa musique : point de photo d’elle sur la pochette, juste une onde sonore avec un coucher de soleil, leurre visuel (à regarder vite, on dirait des montagnes sur un plan d’eau) qui suggère l’importance du son et de la voix, évocateurs de paysages mentaux merveilleux. Cette voix tient dans Aerial une place non négligeable : riche de mille couleurs elle guide notre imaginaire dans les arcanes du monde de l’artiste. Avec les années le chant de Kate Bush a acquis une limpidité dans les changements de timbres, et il n’a plus peur des silences avec lesquels il fait des pas de danse. Sa maîtrise, son agilité vocale se conjuguent à une joie de chanter plus prégnante, une jubilation palpable. Et ce bonheur est amplement partagé.

– Le site officiel de Kate Bush.
– Le site officiel français de Kate Bush.
– Un site français de qualité sur Kate Bush.

– A écouter : “Coral Room”.

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