Sans changer de fréquence ni de programme, TV On The Radio continue sa fulgurante ascension et franchit avec panache un nouveau sommet du rock syncrétique, laissant loin derrière lui la concurrence.


Si certains albums s’écoutent à bas volume, à l’heure du crépuscule, dans une ambiance calme et recueillie, «décontracté du gland», les yeux perdus dans le vide, l’esprit en paix, dégagé des vicissitudes humaines, d’autres nécessitent en revanche d’augmenter le niveau sonore de façon à créer une atmosphère euphorisante propice à la débauche d’énergie, voire carrément à l’exécution d’une danse de Saint-Guy exaltée, digne de celle improvisée par Grégoire Collin dans U.S. Go Home (Claire Denis). Le second album de TV On The Radio, Return to Cookie Mountain, appartient à cette dernière catégorie : la densité de sons qu’il contient impose de monter le volume pour que se déverse un bain musical des plus excitants qui puisse envahir l’auditeur et, littéralement, le transporter. Pris dans la vague, les sens désorientés mais constamment en alerte, celui-ci n‘aura alors d’autres alternatives, ô combien jouissives, que de jouer le jeu, de faire et défaire une musique qui ne lui veut que du bien sans pour autant se livrer à des génuflexions.

Plus direct et percutant que Desperate Youth, Blood Thirsty Babes, Return to Cookie Mountain s’adresse davantage aux pieds, aux jambes et aux hanches, qu’à la tête. Puissance physique de la batterie qui, comme nous avaient prévenu récemment les Liars, n’en a pas fini d’imposer son insolente vitalité. Elle palpite d’un bout à l’autre de l’album, parfois hausse même le ton, comme sur “Hours” où, autoritaire et belliqueuse, elle martèle son indéfectible présence comme un imposant repoussoir à toutes formes de résignation. Plus loin, le fiévreux “Playhouses” la voit, incandescente et altière, fendre un rideau de guitares électriques pour imposer son tempo syncopé et lancer une course haletante contre la malédiction de l’Amour. De même sur l’époustouflant et désenchanté “Wolf Like Me”, elle part d’emblée en trombe et se débat sans vergogne contre les baisers tragiques, sans pitié pour les blessures qu’ils laissent (le romantique thème de « l’amour ça va, ça vient » court en fait dans les veines de l’album à la manière d’un insidieux poison).

Cette nervosité constamment palpable, même dans les morceaux les plus lents où un soupçon de rage continue toujours de couver, correspond à une énergie positive fondamentale, une forme d’exutoire qui transforme la colère en matière musicale (des sons, des rythmes) capable de mobiliser le corps, de le mettre dans un état de forte réceptivité. Car, que l’on ne s’y trompe pas : si TV On The Radio se montre sous un jour plus abordable que sur ses premiers travaux, si le groupe se laisse aller plus souvent que par le passé à une musique mélodieuse ouvertement populaire (à ne pas confondre avec de la démagogie), s’il invite aussi des musiciens admiratifs de ses exploits soniques à partager avec lui des sets endiablés et récréatifs (David Bowie, Kazu Makino de Blonde Redhead ou encore Katrina Ford de Celebration ont participé à l’album), il n’en demeure pas moins en colère, combatif, porté par un engagement politique qui ne fait aucun doute (l’album s’ouvre de façon manifeste en évoquant, dès le premier couplet, la guerre en Irak).

De ce point de vue, TV On The Radio est à rapprocher des groupes afro-américains hip-hop très influencés par le free jazz des années 60 et affranchis des barrières stylistiques par trop contraignantes, comme The Roots et Iswhat ?!, ou d’électrons libres tel Saul Williams – avec comme point de mire, tout de même, le P-Funk de George Clinton. Chez tous ces musiciens marqués au sceau de la révolte, le corps est un vecteur d’indépendance sitôt qu’il trouve à s’exprimer par le biais d’un instrument adéquat ; la voix une arme redoutable qui n’a pas pour seul attribut les mots, mais peut aussi sortir de ses gonds, s’emparer de l’espace sonore et venir planer comme une ombre souveraine au-dessus des instruments en ébullition. Le sens des mots importe en définitive moins que leur impact physique et la force vitale du chant qui les véhicule, ce trop-plein qui ne demande qu’à se libérer. Return to Cookie Mountain impose une cadence infernale, ne laisse jamais vraiment l’auditeur tranquille, avance avec conviction et fierté sans se soucier des étiquettes stylistiques, et n’en est que plus impressionnante cette force conquérante, cette pulsion de vie qui parvient en permanence à susciter l’engouement.

On a beaucoup commenté, à juste titre, la dimension hybride de la musique de TV On The Radio, cette capacité – toute contemporaine – à fusionner rock, pop psychédélique, soul, gospel, transe africaine, jazz, électro, etc. Il y a effectivement à l’oeuvre une logique d’inclusion assez prodigieuse. Le nom du groupe annonçait d’ailleurs, depuis le départ, la couleur : faire tenir une télévision dans une radio, voilà un pari qui n’avait rien de farfelu et faisait état du programme syncrétique du groupe. Retour, là encore, du politique, investi par une musique dont le credo initial fut de faire entendre toutes les voix issues d’une communauté noire ouverte à diverses influences. Un métissage qui trouve avec Return to Cookie Mountain sa forme la plus aboutie. Chaque genre musical s’imbrique ou rentre en interaction avec les autres, sans prendre le dessus, manière de faire entendre une kyrielle de sonorités contrastées qui peuvent enfin coexister et constituer le ciment d’un discours qui va bien au-delà des phrases toutes faites.

On devine sans mal que sous cette montagne de musiques pléthoriques, à la fois réfléchies et intuitives, dans laquelle l’intensité rythmique, le grain du son, la réversibilité mélodique permanente, les effets de masque s’avèrent aussi cruciaux qu’inventifs, se niche une forme de refus du monde comme il va. Lancé à la figure d’une Amérique ultra-conservatrice, Return to Cookie Mountain joue les rouleaux compresseurs qui écrasent l’ordre établi en affirmant, sans le moindre militantisme, la complexité d’une identité à la curiosité sans limites assignables. Et ce n’est pas la moindre de ses qualités que de chercher à nous ensorceler les oreilles tout en nous ouvrant les yeux.

– Le site de TV On The Radio.