Troisième disque du trio mené depuis 2003 par la saxophoniste Lotte Anker avec Craig Taborn et Gerald Cleaver, Floating Islands est aussi le deuxième chapitre d’une série de live produits par le label ILK. Enregistrée en 2008 au JazzFestival de Copenhague, leur musique révèle un état de nécessité dans le temps, la passation et la transformation.


Le temps — d’apparition — est la plus grande donnée dans la transe que joue le trio pour ouvrir ce disque. Lotte Anker, la danseuse qui exulte au milieu d’une toupie de sons (« Floating Islands »), a les cheveux en avant, la tête retournée, et crie pour se débattre avec les bons et les mauvais génies. Tout tient dans l’équilibre de l’instabilité par une incroyable maîtrise des nuances de rythme, d’harmonie et de volume. Le trio laisse venir l’envoûtement.
Dans le deuxième morceau, la danseuse se redresse avec des yeux transparents et noirs de magie (« Ritual »). La raison repose sur un filet de souffle, aussitôt capté par la folie d’une montée dramatique qui ne s’épuise pas entre eux trois. Aucun retour ne paraît possible mais c’est pourtant à ce moment précis que l’accent se pose quelque part, que la cadence se montre insistante. Quelque chose voudrait cadrer, appuyer, reposer, mais les papillons ne s’assoient jamais, parce que c’est justement toute l’ambivalence qui fait corps. Un grand cri aigu remonte. Breton et Eluard l’avaient prédit : «Â Les papillons de l’extérieur ne cherchent qu’à rejoindre les papillons de l’intérieur : ne remplace pas en toi, si elle vient à être cassée, une seule glace du réverbère. »

Une nouvelle passation va bientôt avoir lieu : les cymbales de Gérard Cleaver claquent et les touches se déplacent dans les interstices du clavier sous les doigts de Craig Taborn. Les corps se métamorphosent avec un battement mécanique, presque martelé. Pourtant Lotte Anker ne lâche pas : le sang bouillonne et étrangle sa voix. La magie opère jusqu’au paroxysme de la pression : chacun déraille, tous se mettent à sonner comme des plaques. Puis le saxophone disparaît, la batterie et le piano sont seuls face à sa place vide : un rythme binaire et lancinant pourrait annoncer la fin mais, de nouveau, le corps crie jusqu’à essoufflement. Le trio est hors d’atteinte : la tension n’est plus seulement un mouvement vers, mais un état dans lequel ils respirent, grâce aux minutieuses altérations. Répéter les situations, refaire les mêmes gestes, reprendre son souffle, jouer la même note jusqu’à s’y ancrer tout entier, et faire place, ensuite, au nouvel ordre des choses. C’est toute la magie de ce trio : les différents états glissent de l’un à l’autre en douceur, malgré toute la puissance et toute la fureur de l’énergie déployée (« Transitory Blossom »). Aussi, lorsqu’une accalmie semble parvenir entre eux, le calme est une sonde. Parfois même jusqu’aux limites du silence. Dans une note, dans un léger souffle comme empêché, tout le souvenir de ce qui s’est joué de terrible et de merveilleux est latent : à deux doigts de se poser, mais les papillons ne s’assoient pas.

Dans le dernier moment de cette suite (« Backwards River »), Craig Taborn esquisse des traits de beauté, mais une appréhension inquiétante subsiste malgré l’indolence initiale. En réalité, le piano remonte le temps de l’intensité dramatique, les quelques notes transitent quelque part dans le cours des choses, vers le retour à la profusion et à l’éclatement. La saxophoniste provoque le pianiste avant de le laisser libre, dans un jeu staccato plus rempli. Le batteur provoque le pianiste en détachant sa batterie du premier plan, en jouant presque en arrière. Les phrases s’empressent dans la vitesse ou dans un rapide. La saxophoniste réapparaît dans un phrasé finement entrecoupé par Gerald Cleaver, elle suit leur poursuite. À cette allure folle, les trois musiciens ne sont plus ensemble, ils ne sont plus que dans la course, comme s’ils s’écoulaient d’eux-mêmes. Cela dure un long moment.

Après une nouvelle transition amenée par le pianiste, il ne reste que des bouts de phrases, des bouts qui soubresautent à la surface, la cadence est épuisée. Le batteur entame un solo de fin sur un roulement de tomes, portés par la répétition soutenue des cymbales. Son jeu alterne entre la polyrythmie et les nuances d’une même frappe, jusqu’à ce que le rythme lui-même ne survive plus que par sa propre trace.

Dernier morceau, première fois (« Even today I am still arriving ») : un être, un oiseau ou un son est en train de naître et nous entendons sa première apparence. Il s’essaie à lui-même. Lotte Anker a toujours cherché à essayer toutes les dimensions du son, même dans son aspect le plus «Â sale ». L’être, l’oiseau et le son donnent leur premier cri qui se transforme en incantations : quatre fois. Quatre appels au monde dans une fragilité inimaginable, entre la merveille de ce qui s’ouvre et l’inquiétude de ce qui se découvre. Une belle et difficile ode à la vie.

– Le site de Orkhêstra

– En écoute : Even today I am still arriving