Un (faux) premier disque racé qui tire sa force des zones de faiblesse de son penseur, magistral dans son explosion et incontestable dans sa portée. Un choc.


Au départ de tout, ce besoin de se recentrer, se ressourcer, ressentir qu’à côté d’un esprit et de démons rarement dociles évoluent un corps, des muscles, du sang. L’impérieuse nécessité, aussi, de lâcher ses doigts fins mais gourds d’être restés trop longtemps serrés. Phalanges exsangues et douloureuses. Cerveau épaissi et yeux rentrés. La machinerie humaine résiste souvent, mais parfois il faut que le corps exulte, disait Brel, et c’est ce que Jean-Sébastien Nouveau a expérimenté : la révolte du corps. A bride abattue, nerfs en pelote et poings fermés, celui qui fut longtemps (p)artisan d’une musique incarnée et introspective explose littéralement au grand jour. Et c’est encore Brel qu’il évoque pour donner un nom à ce projet bien nouveau, Les Marquises.
Physique, massive, imposante, la musique dans Lost Lost Lost ne laisse plus la possibilité d’hésiter, il faut y aller. Il ne sert plus à grand chose de se lancer dans ce pas de deux merdique. De toute façon, au bout du couloir, il y a cette lumière que d’aucuns prétendent avoir vue blanche, alors au diable les regrets et à mort les tergiversations. C’est ici et maintenant que cela se passe, et cela ne souffre aucune contestation. Il faut arrêter de s’arrêter.

Mais on n’a pas stratifié de beaux voyages comme furent les disques d’Immune impunément. L’énergie du désespoir n’a pas le monopole du coeur. Jean-Sébastien Nouveau est d’abord un cérébral au sens noble du terme, qui s’autorise à penser que ses idées ne sont ni insensées ni fracassées, qu’il y a fort à gagner à se laisser guider par sa psyché. Avant d’être un faux dur qui libère une colère trop longtemps endiguée, il est un homme doux et délicat, sensible à l’extrême et affectif comme pas deux. L’affectivité serait un gros mot dans notre époque tourmentée où seuls les durs de durs ont voix au chapitre ? Grand bien leur fasse. Ici, il s’agit d’abord d’une histoire d’homme, pas de mâle. Et tout ce bagage que certains considéreraient comme un fardeau se transforme en courage à l’état brut. Car il en faut pour échafauder et livrer à la vindicte du peuple un titre de la trempe de « Comme Nous Brûlons » dont la seule vocation, comme dévoilée au détour d’une confidence, était d’écraser la tête de son créateur jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus : il faut écouter ce titre à plein régime et constater, c’est une réussite.
Tout dans ce disque se nourrit de ce contraste entre extrême intelligence du propos et expression massive et frontale, entrelacs toujours plus enivrants. À l’heure où l’aliénation s’inscrit comme la solution à tout, Lost Lost Lost se présente en héraut d’une certaine forme d’affranchissement de l’esprit et vient ébranler les certitudes. Jean-Sébastien Nouveau s’est trouvé un allié en or massif, pour transcender ses mots et ses maux, en la personne de Jordan Geiger, leader ô combien nuancé et complexe de Minus Story, héros avoué du musicien — cette invitation comme l’ultime preuve, s’il en est, du courage qu’il a rassemblé pour créer son projet. La voix chaotique et maladive du chanteur américain y trouve un écrin à la hauteur de son déséquilibre. Enfin, pour couronner le tout, ces (dé)compositions sont admirablement portées par l’ami Jonathan Grandcollot, battant les fûts de main de maître, au point d’évoquer souvent cette caresse nerveuse dont l’immense Elvin Jones s’était fait le dépositaire.

Alors, évidemment, au bout de cet océan tempétueux surgissent ces îles elliptiques, irréelles, sauvages, impalpables et insubmersibles, magnifiées par Gauguin, Les Marquises, évidemment. De cet apparent chaos émerge cette évidence, cette notion irréfragable que de la fragilité naît la force, que de la sensibilité jaillit l’intelligence, et surtout que de la réflexion, même poussée à l’extrême, se dévoile la maîtrise totale. Aujourd’hui plus encore qu’hier, et probablement bien moins que demain, Jean-Sébastien Nouveau a donc bel et bien fait siens ses démons et s’est payé le luxe de les dominer pour élaborer une musique juste, brillante et parfaitement incontestable. Remarquable.

– Lire l’interview de JS Nouveau, ici

– Le site officiel

– A voir, la vidéo de « Only Ghosts », en dichromie, comme toutes celles accompagnant chacun des titres :

Les Marquises – Only Ghosts from LES MARQUISES on Vimeo.