Quelques mots en mémoire au vibrant songwriter de Magnolia Electric Co et Songs Ohia, disparu samedi. Notre camarade chroniqueur avait eu le privilège de le croiser par deux fois.


Lundi dernier, courant d’après-midi: comme celles et ceux connectés à la toile, j’apprenais le décès de Jason Molina. Et, tout comme probablement la plupart d’entre eux, j’accusais le coup. Trois raisons majeures à ce choc: bien sûr, il y a en premier lieu la perte d’un talent hors-norme, mais aussi la cause de cette perte (insuffisance rénale liée à un alcoolisme chronique) et puis, surtout, son âge. 39 ans, c’est jeune. Trop. Évidemment, ce n’est pas 27: du coup, pas de mythologie ni de glamourisation possible. D’autant que la mort de Molina n’est pas un suicide, ni même une overdose (encore que, mourir d’alcoolisme ou de ses conséquences plus ou moins directes…). Bref, on reste dans le terre-à-terre, le concret. Presque le rustique. Un peu, en somme, à l’image de Molina, self-made songwriter et personnalité artistique à la fois basique et complexe, humble et exaltée dans sa propension à glorifier la défaite.

Avec lui, comme avec tant d’autres de sa génération et des précédentes (les Vic Chesnutt, Mark Linkous, Elliott Smith mais aussi Tim Hardin ou Townes Van Zandt pour les disparus, Damien Jurado, Bill Callahan et Will Oldham pour les survivants), la Grande Dépression ne fut pas qu’une terminologie ayant vocation à caractériser une certaine époque sur le plan économique mais un état, autant physique que mental, quotidien et sur le long terme, qui se cultive (à la limite) et s’expose (à défaut de se partager). Un moteur créatif pourrait-on dire, et qui servit de base à moult Å“uvres bouleversantes.

Jason Molina avait, dans un premier temps et sous l’alias Songs:Ohia, pris le parti de la sobriété (musicale s’entend) avec un début de carrière en mode lo-fi autarcique, avant de bifurquer en douceur vers une version désolée et mélancolique du folk-rock de Neil Young embellissant au passage sa tristesse. Puis, pris d’envies des grandeurs (à son échelle et selon ses propres canons tout du moins), il finira par entériner son évolution musicale par un changement de patronyme en délaissant Songs:Ohia pour celui de Magnolia Electric Co, faisant basculer sa musique dans une forme de classic-rock plus distordu et musclé, divinement parasitée par de nombreux élans de country outlaw 70’s. On aurait presque pu dire qu’il tendait vers la lumière à mesure que sa discographie s’allongeait. Rien qui irradie vraiment, on parle plutôt là de clair-obscur. Et ce ne sont pas ses trois derniers enregistrements, plus tamisés que véritablement solaires, qui nous feront mentir: d’abord l’ultime Magnolia Electric Co, Josephine, bel album sous influence du décès récent d’un des membres du groupe ( son ami et bassiste Evan Farrell), puis l’album collaboratif avec l’excellent songwriter Will Johnson, Molina and Johnson, projet bien crépusculaire pour le coup et enfin, son troisième album solo, Autumn Bird Songs, enregistré at home et incroyablement décharné où Molina y apparaissait comme fantomatique.

Plus besoin (ni l’envie), dès lors, de basculer dans la nécrologie avec discographie passée en revue de manière chronologique, on laisse ça à d’autres (ils savent si bien faire cela). Tout juste, s’autorisera-t-on de rappeler la majesté esthétique et l’impériale profondeur de trois de ses plus beaux disques: Ghost Tropic, The Lioness et l’éponyme et transitoire Magnolia Electric Co crédité autant à la formation du même nom qu’à son illustre aîné Songs:Ohia (les avis divergent et même Molina lui-même ne su me répondre franchement à ce sujet, concluant par une pirouette). Un prodigieux tiercé gagnant pour beautiful loosers auquel on sera tenté d’ajouter, par pêché de gourmandise sûrement, Mi Sei Appareso Come Un Fantasma (magnifique bootleg live, officieux puis officiel, et doté de cinq inédits fabuleux jamais parus ailleurs) ainsi que le copieux coffret Sojourner Box Set, quatre albums inédits grassement fournis en pépites ainsi qu’un court documentaire en dvd (qui dit mieux?).



 Jason Molina, tiré de l'album Let Me Go, Let Me Go, Let Me


Mais, au-delà de l’artiste bouleversant il y avait aussi un homme touchant. J’ai rencontré Jason Molina par deux fois: une première de manière informelle et une seconde dans le cadre plus spécifique d’une interview. Le premier contact eut lieu par le biais d’un ami commun, Renaud Brustlein plus connu sous le pseudonyme H-Burns, avec qui Molina partageait alors un plateau en acoustique aux Mains D’Å“uvres à Saint-Ouen. Une soirée à parler des projets des uns et des autres, à discuter de la scène musicale actuelle, de la place de Molina en son sein, de country aussi évidemment. À parler aussi société et politique. Et puis, culture tout court. Le moment fut bref mais vibrant: Molina n’était pas homme à pratiquer la langue de bois, ce n’était pas non plus le plus grand orateur au monde mais ses silences se perdant dans de légers sourires faisaient alors largement office de réponses claires et précises sur ce qu’il pensait. Il se dégageait de lui cet étrange mélange un peu schizophrène d’assurance et de timidité.
Cette sensation, je l’avais retrouvé quand, quelques années plus tard, je le recroisais donc pour un papier lié à la parution de Josephine. Molina se souvenait de moi et s’était rendu, pendant cette heure (et plus) passée ensemble, on ne peut plus disponible tout en restant honnête, énonçant clairement les questions qu’il préférait éviter parce que trop éprouvantes sur le plan émotionnel. Visiblement heureux d’être à Paris et de promouvoir son nouvel album, dissertant sur des projets à venir (il me parla, entre autre, d’une collaboration prochaine avec Will Sheff d’Okkervil River, chose dont on entendra jamais parler nulle part par la suite). Il était aussi déjà en petite forme, boitant légèrement d’une jambe, évoquant des problèmes de santé (en off de l’interview et sans s’apesantir sur le sujet) ainsi qu’une convalescence passée mais récente. Il enchaînait alors les cigarettes et sentait un peu l’alcool. En dehors de cet état de fait, Molina avait été la gentillesse incarnée et plutôt affable dans ses réponses. Il paraissait totalement ouvert sur l’extérieur mais s’écoutant en premier lieu: invitant l’auditoire présent lors de l’interview (qui s’était faite au sein des locaux d’une émission de radio et en compagnie de plusieurs membres du staff visiblement passablement fans du songwriter) à lui demander d’interpréter certaines de ses plus fameuses chansons en acoustique, tout en s’autorisant cependant à refuser tel ou tel titre sans plus d’explication que cela. On le sentait à la fois sincère et fragile, parfois à la limite du lacrymal sur certains sujets sensibles (la perte de son ami bassiste Evan Farrell notamment). Il m’avait alors laissé l’impression d’un vrai bon gars doublé d’un bon client: quelqu’un ne mâchant pas ses mots mais parlant à cÅ“ur ouvert, sans en faire des caisses et peu à l’aise avec les compliments.

Cette apparente banalité du personnage ne me l’avait rendu que plus sympathique encore, car trop rare dans ce milieu (surtout à ce niveau de talent) où les chapeaux doivent généralement se tailler sur-mesure pour que les grosses têtes puissent y rentrer. Molina était indubitablement un artiste hors-norme: ses mélodies, sa voix en attestent et continueront d’en attester encore longtemps. Mais, c’était également un être sans doute trop humain qu’une certaine forme de normalité aura contribué à tuer. Excessif et prolifique dans bien des domaines, y compris celui de l’auto-destruction.

« Hold on, Magnolia, I hear that station bell ring. You might be holding the last light I see. Before the dark finally gets a hold of me ». Cela aurait pu être la parfaite oraison funèbre de Jason Molina. L’ironie du sort veut qu’il en fut l’auteur. So Long, farewell…