Entourée de deux musiciens tout aussi aventureux, la trop peu connue Laetitia Shériff offre sur ce troisième album une création touchante et hantée, à la croisée des chemins.
Lætitia Shériff est une artiste curieuse, de rencontres, de collaborations, d’expérimentations. Bâtissant des ponts musicaux entre les arts : danse, théâtre, littérature. Ainsi, Lætitia se produisit tout d’abord seule en scène, interprétant des œuvres du poète irlandais William Butler Yeats. Puis, elle poursuivit sa route singulière en se réalisant au sein de projets collectifs.
Il y eut Codification, premier album réalisé en 2004, dessinant un univers intense et sensible, en symbiose avec Olivier Mellano et Gaël Desbois. Une inspiration retorse, mais lumineuse, pour des chansons farouches et séduisantes, élevées en laboratoire puis rendues à la vie naturelle. Avec une façon peu commune dans le rock d’ici d’étreindre l’électricité, de feindre l’étouffement pour mieux jouir de la goulée d’air suivante.
Ou encore, de mettre les doigts dans la prise et de voir l’effet que ça fait, un peu à la façon de certaines saillies de PJ Harvey. Tout comme la rockeuse anglaise, la personnalité musicale de la Shériff est belle et bien affirmée, ténébreuse et intègre, exaltée mais sans emphase, tranchante. Les riffs de Lætitia coupent net. Ils structurent le plan d’une toile musicale qui se tisse, faite de fils métalliques et organiques emmêlés.
Une géométrie est à l’œuvre, composée de motifs récurrents qui se croisent et nous toisent. Sans rien vouloir imposer, l’univers musical de la française fait forte impression. Games Over, second disque sorti en 2008, paraissait plus direct et linéaire, gagnant en puissance ce qu’il perdait peut-être en mystère. Mystère qui revient de plus belle avec Often False.
A l’origine, les morceaux composant cet album furent écrits pour accompagner une pièce de théâtre, Hedda Gabler, œuvre écrite en 1890 par le dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Mise en scène par David Gauchard de la compagnie L’Unijambiste, la pièce a été jouée en langue arabe au Théâtre National de Tunis en 2009. Suite aux représentations, Gauchard incita Lætitia à reprendre ses morceaux pour en faire un album.
Un nouveau trio apparaît, avec Thomas Poli et François Jeanneau. Le premier œuvre en tant que réalisateur et producteur, guitariste additionnel et jouant du synthétiseur Moog. Le second est saxophoniste de jazz, il appose sa patte free sur la plupart des morceaux d’Often False, leur offrant un niveau de profondeur supplémentaire.
Les douze titres sont essentiellement instrumentaux, Lætitia posant sa voix sensuelle et détachée sur les somptueux “Alone/Not Alone” et “Often False”. Ces chansons languides et tendues peuvent vous donner l’impression d’être étendu au bord d’un lac ou d’une rivière, les yeux fermés, abandonné à une nature animée de mille bruissements.
Often False est en premier lieu un bel objet. Un sobre boîtier cartonné servant d’écrin à une musique captivante. Occupant l’ensemble de la pochette, sans mot, une photo que l’on imagine colorisée.
Un couple assis au milieu d’un décor fleuri. La femme a les yeux perdus au loin, mélancoliques. Elle est vêtue d’une robe raffinée. L’homme habillé de noir est tout aussi élégant. Un regard pénétrant, intense et tourmenté, tourné vers l’objectif. Sa main droite est posée sur celle de la femme. Ils vont bien ensemble ; ils pourraient être frère et sœur. Ils sont certainement amants.
L’homme est Leonid Andreyev, écrivain expressionniste, dramaturge et photographe russe, disparu en 1919 à l’âge de 48 ans. On imagine qu’à ses côtés se trouve son épouse, Anna. Cette photo est fascinante et semble conter mille histoires, à l’image de la musique tendue et épanouie qui l’accompagne.
L’album débute comme un paysage en éveil. La guitare égrène un motif composé de trois notes en gouttes de rosée. Le saxophone soprano peut figurer le soleil dissipant les brumes matinales.
Le second morceau développe la mise en tension des muscles et articulations. Jouant sur l’installation d’une atmosphère, la profondeur de champ et de sons, ces musiques donnent vie à des scènes expressives et mouvantes.
Lætitia Shériff anime des esprits flottants, des fantômes rendus charnels par le prisme de l’électricité. Ainsi ces morceaux nous touchent plus qu’on ne peut les saisir.
Ce qui apparaît d’abord comme des esquisses se révèlent être au fil des écoutes des pièces prenantes et habitées, à la puissance feutrée. Musique d’éclipse, en ellipses, qui laisse de l’espace à l’auditeur. Often False fait partie de ces disques peu bavards, économes en notes, mais dotés d’une intense force évocatrice.
Les tonalités sont à la fois âpres et délicates. Le parallèle avec les formes naturelles peut être à nouveau évoqué : comme lorsque vous êtes brutalement subjugué par la beauté cagneuse d’un arbre. Vous percevez l’harmonie de formes brutes et belles, non conventionnelles.
Hors format, libéré des dogmes et chapelles, sans autre attache que celles qu’elle met en mouvement, Often False est une œuvre fauve. Pour peu qu’on veuille lui consacrer une écoute attentive, elle déploie en vous un univers aussi sauvage que majestueux.
-Le site du label Idwet
– Laetitia Shériff, Often False :