Quelques quatre mois après sa sortie officielle, que pouvons-nous encore écrire sur The Drift, le dernier album de Scott Walker sorti chez 4AD ? Récoltant d’emblée des louanges à foison, de la part de laudateurs intarissables, il se trouve en fait que la qualité de l’album fut peu discutée, la démarche artistique rarement remise en cause et le mythe Walker encore moins égratigné.
Une voix discordante – parmi deux ou trois – émergea toutefois, discrètement, dans un coin de la « revue pop moderne » Magic ! : « Déception. Consternation. Incompréhension. Il n’existe malheureusement pas d’autres mots pour définir le successeur de Tilt (1995) », écrivait Yann Valentin dans le numéro 100 du mois de mai. Puis de poursuivre avec des mots on ne peut plus assassins : « une musique surannée et dépassée », « un interminable tourment emprunt d’une prétention qui frise la parodie », ou encore « album qui se veut atmosphérique, conçu comme une bande son imaginaire, The Drift est tout simplement une catastrophe. » Sans partager complètement l’avis de Yann Valentin, dont les lignes expéditives liquident sans nuance l’album de Scott Walker, on peut tout de même lui emboîter le pas afin de s’interroger sur la qualité prétendue indiscutable de The Drift et l’unanimité quasi enthousiaste que l’album a suscitée.
Promu chef-d’oeuvre, événement artistique avant même d’être sorti, The Drift fascine tout autant qu’il exaspère, finit par exaspérer à force de vouloir absolument fasciner. Sa radicalité revendiquée, son style affirmé et nettement anachronique, sa dimension culturelle fardée de l’actualité à chaud en font un objet étonnant et imposant, une sorte d’album-monde (ou d’album-monstre, c’est selon) qui n’a de cesse d’accumuler pompeusement les zones d’ombres et de terreur, les silences pontifiants ou les sursauts au ton dramatisant. Tout un dispositif sonore hyper-signifiant qui, en somme, vise à ce que l’entendement soit dépassé par une grande forme transcendante, un univers musical et cérébral hautement déstabilisant, à la fois rétif à tout déterminisme clairement identifiable et riche de sens (cf. les explications parfois vaseuses fournies par le chanteur sur le site dédié à son album ou en interviews qui finissent d’ailleurs, bizarrement, par produire un excédent d’opacité).
Cette volonté affichée de ne céder à aucune facilité pour séduire l’auditeur, ce refus par exemple de chanter, de mettre en sommeil les mélodies et d’épurer les arrangements, Walker les justifie en décrivant un monde chaotique – en l’occurrence le nôtre – qui aurait perdu tous ses repères, un monde en proie aux doutes, à l’apocalypse terroriste et aux ruptures historiques, dont sa musique déconstruite et tourmentée serait l’écho étourdissant, transgressif et définitif. Un parallèle fond/forme conceptuel qui, posé tel quel, s’avère malgré tout assez simpliste, mais qu’une bonne partie de la presse s’est empressée de relayer pour justifier son engouement.
Avec sa propension à la monumentalité et son élégance froide, voire son aura auteuriste (que des apparitions parcimonieuses et un silence discographique de plus de dix ans ont largement entretenue), Scott Walker n’a pas été sans générer en effet un certain snobisme journalistique. Comme si la difficulté à circonscrire les tenants et les aboutissants du disque suffisait à faire de The Drift une grande oeuvre obscure et insondable, un bloc ténébreux aussi attractif qu’un trou noir. Aveuglée par la prétendue ampleur du projet et le charisme indéniable de son auteur, on peut se demander si cette presse à genoux n’a pas succombé au charme vénéneux des intentions hautement savantes du Maître, si l’urgence chargée de cendres et de spectres de ses chansons n’a pas embrumé tout horizon critique.
Enfermée dans son carcan de prétentions, goûtant aux affres d’une douleur sanctifiée, la musique de The Drift déverse une noirceur exacerbée qui semble constamment toiser l’auditeur par sa gravité sentencieuse. Articulés autour des textes abscons de Walker (le non-sens, les bouts de phrases évasives, la libre circulation des idées et la litanie amère y font figures de poésie, nous dit-on), les morceaux de l’album semblent dépendre d’un programme de destruction massive du confort auditif, presque d’un repli autiste, alternant inlassablement moments de calme et acmés libératoires qui en définitive génèrent moins d’émotions qu’ils n’entretiennent l’ennui. Dans The Drift, la psalmodie de Walker, perdue au milieu d’un no man’s land instrumental daté (la palme revenant à la batterie de Ian Thomas, au son particulièrement amidonné), transpercée par moments d’éclairs ou d’orages soniques, participe d’un accablement surjoué et d’une abstraction formelle tyrannique qui, à force de se refuser à nous faire des oeillades, finissent par générer de l’indifférence.
Si cette radicalité formelle tourne en roue libre, c’est aussi en raison de la fâcheuse tendance qu’a Walker à couper court abruptement aux progressions dynamiques, trop rapidement drapées dans des silences répétitifs qui mettent à plat l’architecture musicale des morceaux plutôt que de la rendre majestueuse. Alors qu’à l’instar du Requiem de Krysztof Penderecki (sans doute un compositeur qui a beaucoup influencé Walker), l’expressivité, les textures et les masses sonores devraient produire un mouvement perpétuel, générer une attente sans immobiliser les sens, il se trouve que dans The Drift l’effet obtenu est au contraire celui du surplace – renforcé par cette tendance au délitement systématique. Le développement des thèmes repose par ailleurs sur des choix de motifs et de détails volontiers grossiers et itératifs, plaqués sur une progession harmonique parfois fastidieuse (Walker donnant plus d’une fois l’impression que les instruments sont les esclaves asservis de ses délires verbaux). Sans parler des arrangements de cordes peu captivants – plus simplistes dans leur systématisme qu’épurés – et de l’utilisation des bruits concrets (des bouts de viande battus notamment), presque risible quand on connaît le travail de Matmos.
En résulte une grande laideur d’ensemble à l’endroit de la fascination attendue et annoncée. Un des titres les plus convaincants de l’album, “Clara”, morceau qui se déploie sur plus de douze minutes, et s’exonère de la rigidité du concept glacé pour tendre vers le vertige d’une arborescence inquiète, laisse pourtant deviner ce à quoi aurait pu ressembler The Drift sur la longueur. Le surplomb et la froide exécution d’une musique plus hantée qu’habitée laisse ici la place à l’indécision, à de nombreux errements, des changements de tonalité imprévisibles, et même une voix féminine envoûtante (celle de Vanessa Contenay-Quinones qui joue le rôle de Claretta Petacci, la maîtresse de Mussolini). Autant d’éléments qui éloignent un temps The Drift du pensum artistique figé dans une avant-garde désincarnée.
Figure solitaire farouchement indépendante, Scott Walker est une exception, au sens le plus noble du terme, une sorte de démiurge un peu fou qui se contrefiche d’être ou non dans l’air du temps avec une assurance hautaine qui suscite le respect, voire l’admiration. Force est d’admettre que sa position atypique dans le paysage du rock et son incroyable capacité à durer au-delà des contraintes commerciales constituent une énigme passionnante. Mais elle ne suffit néanmoins pas à faire de chacun de ses disques un nouveau chef-d’oeuvre intouchable devant lequel il faut se prosterner plus que de raison.