A quoi s’attendre de la part d’un groupe désormais intouchable ? Selon Ed O’Brien, Radiohead voulait avant tout se faire plaisir en studio, retrouver la fraîcheur et la simplicité. Certains commençaient même à s’attendre à un disque mineur pour un groupe majeur. Une « simple » addition de chaque étape musicale du groupe… Seulement voila, Radiohead a 10 ans, et les additions, c’est trop facile pour lui. Il nous offre donc sans effort apparent une géniale multiplication…
10 années se sont écoulées entre Pablo Honey et Hail to the Thief. Sans conteste, Radiohead a survolé la décennie et écrit un carnet de voyage musical parmi les plus aboutis jamais rendu par un groupe au pouvoir commercial avéré. Des premières pages griffonnées avec application à la guitare, tachées par la bile de Thom Yorke, jusqu’à la savante calligraphie sonore des deux derniers disques, le groupe a sans cesse affiné ses sens.
Et les nôtres avec, en vérité. Pour la grande majorité d’entre nous, chaque disque de Radiohead a été comme une pierre angulaire posée à un édifice (une discothèque en fait), consolidant certaines tentatives architecturales disparates. (Neil Young, Joy Division, Tim Buckley, Autechre, Mingus, Television, Wire, Pixies, Can…).
10 ans pour devenir la figure de proue incontestée de la scène indépendante. C’est sans doute un raccourci assez réducteur, mais aucun autre nom ne vient franchement à l’esprit pour remplir cette fonction. La formation d’Oxford peut aujourd’hui servir de guide touristique à quiconque veut s’aventurer dans les méandres des « autres » musiques. Les 4 derniers albums dénotent d’une évolution assez effarante en un si court laps de temps. Hail to the Thief était donc attendu, et le mot est faible, par une cohorte de fans, dont l’on est tous, même sans se l’avouer.
Un consensus s’est formé autour de la genèse de l’album au fil des mois et des pré-versions live (et studio, oui, on est tous au courant…) de tous les morceaux, faisant de Hail to the Thief une sorte de bilan du son de Radiohead. Le groupe l’avait promis, il y en aurait pour tous les goûts. Un peu de The Bends, des guitares enlevées, la frénésie et l’élévation. Un brin de OK Computer, le sens du vertige, la prise de position avant la chute. La touche électronique de Kid A et d’Amnesiac, l’expérimentation et la fuite en avant…
La collision attendue peut très bien se résumer par l’ouverture de l’album : « 2+2=5 ». Un résultat final supérieur à la simple addition de ses éléments… Dans les deux premières minutes de cette chanson, un backing de la voix de Thom Yorke, qui s’élève sur la ligne « You can scream and shout », donne le premier frisson avant que le tout n’explose de manière frénétique. Un lyrisme particulier qu’ils n’avaient plus effleuré en studio depuis longtemps (depuis les dernières 30 secondes de « Paranoid Android »?). Un déferlement d’énergie, comme si le coeur du groupe battait à grande vitesse, pompant le sang et irriguant des veines encore gelées par la longue plongée en apnée de Kid A et d’Amnesiac. «Don’t question my authority or put me in a box», éructe Yorke. On n’oserait pas… Bref, quand le premier titre s’achève, la messe est déjà dite, et le reste n’est que du pain béni….
« Sail to the moon », une complainte pure et lumineuse comme du cristal n’a rien à envier à la délicate noirceur de « We suck young blood », petit gospel gothique. La voix habitée de Yorke et le down-tempo en font d’ores et déjà deux classiques-à-briquets pour les prochains concerts. On rigole, mais c’est d’une beauté foudroyante… seulement dépassée par le sépulcral « I will ». Thom Yorke nous refait le coup d' »Exit Music (for a film) » et remplit l’espace avec sa voix lactée.
« Where I end and you begin » déroule un méchant petit riff saccadé et une rythmique fantastique, mais démontre surtout que Jonny Greenwood n’est plus seulement un guitariste. Il joue désormais d’un instrument comme personne avant lui : ses ondes Martelot s’enroulent autour du mantra « I will eat you alive » et crée une véritable sensation de transe. Un sommet. Un titre qui justifie à lui seul les démarches sonores de Radiohead depuis 3 ans.
« The Gloaming » et « Backdrifts » rappellent chacun à leur façon ces chemins de traverse électroniques empruntés par le groupe avec Kid A-mnesiac. Phil Selway se transforme à nouveau en boîte à rythme asthmatique, et le reste du groupe l’emmène0dans son laboratoire, tentant par tous les moyens de faire vivre cette damnée machine.
Mais la véritable expérimentation tentée sur ce disque, c’est peut-être le curieux « Punch-up at a wedding ». Ca ne sonne pas comme du Radiohead, à vrai dire, si ce n’était la voix de Yorke, évidemment. C’est un peu funk, un peu lounge, et ça permet de rappeler que Ed O’Brien a récemment fait une apparition sur le dernier Asian Dub Foundation. Je passe sur le single « There There », tout le monde aura l’occasion de l’entendre, et les premiers teaser de la vidéo semblaient pour le moins intéressants. Et puis « Go to sleep » sonne un peu creux et semble un peu perdu au milieu de l’album. Enfin, c’est vraiment histoire de garder des superlatifs pour la fin…
Le dernier quart d’heure de Hail to the Thief démontre une maîtrise absolue. « Myxomatosis » est un petit monstre épileptique aux yeux rouges, drivé par une grosse basse acide, et Yorke chante vraiment comme un lapin contaminé. C’est le meilleur son jamais trouvé par le groupe pour flatter la prose de leur parolier. Ensuite, on monte sur un tapis-volant avec « Scatterbrain ». Grâce à une reverb majestueuse (l’occasion de citer le superbe travail de Godrich, sixième membre du groupe), le morceau semble flotter dans les nuages et on le traverse comme dans un rêve éveillé.
Et vient le track final de l’album, « Wolf at the door », sorte de résumé de la carrière du groupe en 3 minutes. Une petite mélodie sans âge qui s’installe, le chant passionné de Thom Yorke, cynique, furieux et misérable, le refrain franchement magique et ce passage apaisé et désolé avant de régler les comptes… sous couvert d’un emballage simple, c’est peut-être le morceau le plus violent jamais proposé par le groupe, et à la fois l’un des plus élégiaques.
L’album se clôt sur le sentiment agréable d’avoir écouté la suite logique de l’histoire. Radiohead n’est certainement pas revenu en arrière. Plus de corps que Kid A, plus de chair qu’Amnesiac, et peut-être autant de moments de grâce inépuisables que dans OK Computer. Seul le temps le dira… Ce qui fait plaisir, c’est que le groupe a réussi de nouveau à capter quelque chose, à incarner un feeling diffus tout au long de Hail to the Thief, malgré la variété sonore proposée…
Un message évident se dégage en effet à l’écoute de l’album: la perte de contrôle, au niveau individuel et social… Et le titre choisi par le groupe prend tout son sens : L’expression « Hail to the thief » a émergé dans les cercles anti-Bush au sortir des dernières élections présidentielles américaines pour le moins controversées. Ed O’Brien, le plus souvent porte-parole du groupe, a vite désamorcé toute velléité politique. Selon lui, le groupe « n’est pas en colère » et ne revendique rien à ce niveau. D’aucuns verraient là une volonté commerciale de préserver le marché américain, mais ça serait plutôt un refus de rentrer dans le jeu du patriotisme et des probables interviews/confessions/justifications sans queue ni tête. Le style atmosphérique et hermétique des textes fait de toutes façons office de black-list à lui tout seul.
Hail to the thief est donc un nouveau grand disque de Radiohead, un point c’est tout.