Deuxième étape d’un faramineux voyage musical ayant pour horizon la visite de tous les états américains en autant d’opus de plus ou moins long format, cette épatante pérégrination pop-folk s’avère déjà incontournable.


S’il nous est arrivé, encore récemment, de regretter chez certains musiciens une propension malheureuse à la prolixité, force est d’admettre que pour le moment Sufjan Stevens échappe brillamment au syndrome de la boulimie asphyxiante. Au rythme d’un album annuel – qui plus est copieux, la plupart dépassant allégrement l’heure de musique -, il accumule depuis cinq ans les projets discographiques avec une régularité métronomique dont les faux-pas sont exclus. Rétrospectivement, même les expérimentations électroludiques du discuté Enjoy Your Rabbit (2001) trouvent leur place au sein d’une discographie foisonnante et contrastée qui commence à faire oeuvre.

A bien y regarder, deux lignes commencent même à se dégager : d’une part celle, syncrétique, qui après Michigan (2003) nous conduit à présent à Illinois et dont l’inaugural A Sun Came (2000) portait déjà les germes baroques ; d’autre part, celle, plus fuyante et secrète, qui passe par les virages Enjoy Your Rabbit et le très beau Seven Swans (2004) – virage instrumental et abstrait en guise d’axe de recherche pour le premier et virage intime voire confessionnel pour le second. Les deux lignes entrant en résonance, se superposant et se nourrissant l’une l’autre, afin d’établir une trame où s’ourdissent les sentiments et désirs d’un musicien multi-instrumentiste visionnaire.

Depuis son premier album, Sufjan Stevens envisage avec une soif insatiable la musique comme le lieu indicible d’une alchimie bouillonnante où s’échangent, se croisent, se risquent et se frottent des instruments, des sons, des envies, des chimères, une façon en somme d’écouter et de regarder le monde que l’on qualifiera aisément de plurielle. Mariage de coeur tout autant que de corps qui témoigne d’une curiosité tous azimuts, union parfois improbable sur le papier, mais pourtant au final toujours radieuse et réussie (que l’on se souvienne par exemple du morceau “Demetrius”, sur A Sun Came, confrontant avec un audacieux sens du mélange explosif guitares électriques rock, flûte traversière classique et rythmes orientaux).

Vaste terrain de jeu (la composante ludique n’est pas à négliger), sans hiérarchie assignable de styles ou de genres, cette musique de tous les possibles redessine superbement les contours – forcément poreux – d’un grand art populaire qui refuserait de céder sa singularité aux sirènes alléchantes et putassières de la mode ou du commerce. Abordables, mais aussi atemporels et personnels, les disques de Sufjan Stevens revisitent les arcanes d’un folk traditionnel mâtiné de quarante ans de pop music vus à travers le prisme de la passion : une loupe au verre à peine déformant dont il use avec sensibilité pour sonder une Amérique en perdition et chanter les fragiles sentiments de ces humains trop humains qui s’étiolent dans des vies avortées ou des rêves sans lendemain. Petits ou grands tracas du quotidien que Stevens magnifie grâce à des compositions majuscules, architecturées et arrangées de main de maître.

Si aujourd’hui Illinois convainc davantage encore que les précédents albums du musicien, c’est en raison du parfait – et pourtant on ne peut plus difficile – équilibre qu’il instaure entre une haute ambition musicale et une acuité aigue lorsqu’il s’agit de tremper son regard dans la réalité sociale et politique de son pays. La démesure du projet, sa dimension épique, voire mythique sont ainsi contrebalancées par la justesse d’une écriture humble et vibrante, placée à hauteur d’homme, attachée à décrire la vie de petites gens pas forcément nées pour le bonheur (on y croise, au hasard, une fille atteinte d’un cancer des os, les victimes d’un tueur en série, un garçon pleurant dans un fourgon, une belle-mère acariâtre…). Sorte de grandiose minimalisme, où alternent aussi légendes historiques, considérations architecturales, descriptions naturalistes, réflexions sur la bible.

Emerge au fil des titres de Illinois, et sans ambages, une vision de citoyen américain lucide et engagé. Ce chrétien dévot ne ménage en effet pas ses mots acerbes lorsqu’il s’agit de pointer d’un doigt accusateur la propagande d’état, le développement industriel dégradant pour la nature ou le progressisme aveugle. Le propos échappe toutefois au didactisme ou la thèse surfaite, car Sufjan Stevens manie l’humour aussi bien que les instruments, et possède un don inné pour le mot juste, la touche poétique, la délicatesse des nuances, transcendant ainsi ce qui pourrait se réduire – dans la bouche de bon nombre d’autres – à des discussions de comptoir ou des rumeurs populistes.

Cet art de la nuance est également patent dans les compositions : si le son d’ensemble du disque est relativement uniforme, d’une grande cohésion sur la durée, ce sont les nombreuses subtilités et détails parsemés dans chaque morceau qui leur communiquent une épaisseur inouïe. La guitare électrique surprise de “Come On ! Feel the Illinoise !” ou celle bruitiste de “The Man of Metropolis Steals Our Hearts”, le xylophone discret de “To the Workers”, le piano mélancolique de “The Tallest Man”, la trompette lancinante de “Riffs and Variations”… Illinois est un enchantement permanent pour les oreilles, une succession méticuleuse de tonalités, de timbres et de couches harmoniques qui empruntent autant à Brian Wilson qu’à Steve Reich, à Paul McCartney qu’à Van Dyke Parks.

Mais, plus encore, c’est avec le traitement des multiples voix que Stevens remporte tous les suffrages. Cela fait même belle lurette (mis à part chez le génial trublion brésilien Tom Zé) que l’on avait pas entendu pareille utilisation de choeurs, qu’ils structurent les morceaux (récurrence chorale au moment du refrain) ou les dynamisent. Le morceau “There Are Night Zombies !” est à ce titre époustouflant : les choeurs féminins impulsent d’abord le rythme à l’aide de staccati répétitifs, puis des choeurs masculins et le falsetto bouleversant de Stevens viennent se greffer, assortis d’un violon et d’une guitare menaçantes, admirable mouvement crescendo de masses sonores, modulation complexe de voix, flot continu de dynamiques croisées dont on retrouve la candeur sur les morceaux les plus orchestrés de l’album.

Assurément un des sommets discographiques de l’année.

-Le site officiel de Sufjan Stevens

-Le site de Asthmatic Kitty Records

BONUS : on recommendera vivement l’écoute de Are You A Dreamer ? (The Militia Group/Import) de Denison Witmer, sorti cette année, qui évoque la veine la plus enchanteresse de Sufjan Stevens, ce dernier jouant d’ailleurs sur la plupart des morceaux.