Trois albums de folk hors-mode mettent en lumière un immense singer-songwriter à découvrir d’urgence.


S’il est un écueil qui surnage dans le vaste monde du journalisme musical, aussi attirant que dangereux, c’est bien celui qui consiste à traquer le Nouveau. Ce séduisant « nouveau » alimente la roue de la fortune critique (toute illusoire), assujettit nos goûts à un renouvellement permanent, entretient une course vers l’avant (ou vers l’arrière, c’est selon) qui conditionne un épanouissement hédoniste partagé (ou à défaut partageable). Quand bien même nous le souhaiterions vraiment, il semble difficile d’échapper à cette logique du recyclage dans laquelle tout un chacun se love corps et âme (votre serviteur le premier). Difficile de trouver une alternative viable à ce rythme effréné du toujours et encore plus. L’excès de biens discographiques et de sollicitations consuméristes tous azimuts définit à présent le sens de la marche, qui semble ne plus vouloir changer. Nos héros d’un jour sont-ils voués à le rester ?

Lorsque par hasard, ébahi, on découvre les premières chansons de Tom Brosseau, il est difficile de ne pas penser que se fait jour une musique hors du commun, et que ce musicien a tout pour occuper la place, déjà vacante, des plus récents et émérites singer-songwriters (Piers Faccini, Andrew Bird, Devendra Banhart, Antony, José Gonzalez…). Partagé entre s’enflammer ou garder le secret, le chroniqueur hésite alors. Quelle place accorder à Tom Brosseau qui n’en soit pas une de substitution ? quelle place lui trouver au milieu de la cohorte des sorties ? On l’oublie parfois, mais la réponse vient souvent des artistes eux-mêmes, de leur musique qui parle à leur place. Celle de Tom Brosseau est, en apparence à tout le moins, confondante de modestie et de simplicité : une voix, une guitare, un harmonica, parfois un piano, un harmonium ou un violon. C’est tout. Pas d’expérimentations sonores, de pose lo-fi, de dérives psychédéliques, d’arrangements alambiqués, d’approche passéiste ou encore moins futuriste. Tout tient à peu de choses, deux fois rien. Tom Brosseau ne cherche ni à occuper la place des morts qui l’inspirent (il cite ouvertement Hank Williams, Bob Dylan, Leonard Cohen, Johnny Cash, Nick Drake, mais c’est souvent à Townes Van Zandt que l’on pense), ni celle des vivants de sa génération (voir plus haut). Il écrit et chante des chansons parce que c’est sans doute ce qu’il fait de mieux et que, en plus, il le fait plutôt mieux que les autres. Il ne s’exprime pas seulement en musique, elle miroite en lui, il la vit de l’intérieur, la respire comme une évidence chevillée au corps.

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A 28 ans, Tom Brosseau a déjà sous le coude l’équivalent de six disques (trois albums studio, un live et deux compilations). Les trois sorties récentes (en import) qui nous intéressent ici donnent un riche aperçu de l’oeuvre déjà épatante de ce musicien originaire du Dakota du Nord, dont le style sobre et acoustique a été façonné sur les routes au gré de rencontres (notamment celle, déterminante, de Gregory Page), plutôt qu’à l’école (il a abandonné des études de musicologie qui le passionnaient manifestement peu). Tom Brosseau et Empty Houses Are Lonely sont ainsi des recueils de titres pour la pluspart enregistrés entre 2001 et 2003 en Californie, dans des lieux aussi divers que San Diego, Poway, Los Angeles ou Largo. On y entend un Brosseau déjà impressionnant de maturité, une musique qui palpite au coeur des mots (à moins que ce ne soit l’inverse). Ses paroles décrivent des instants perdus au carrefour d’une rue, des lieux en deshérence, des choses vécues par lui ou par d’autres dont il se fait le témoin attentif. Le poids de la vie, les destins forgés dans des illusions d’un jour, le désir d’exister, tout comme celui de se perdre, l’envie d’aimer et d’être aimé, la difficulté à tourner la page, la peur de se noyer dans un océan d’oubli sont tour à tour évoqués et saisis avec une grande finesse d’observation. La voix magnifique de Brosseau laisse échapper des mots vibrants qui donnent du relief et recouvrent d’une douceur voluptueuse des histoires banales, baignées d’une lumière capricieuse ou chimérique (un contraste qui n’est pas d’ailleurs sans rappeler celui qu’affectionnait Elliott Smith).

C’est dans cette voix haut perchée, capable de fendre la pierre comme les coeurs, qui ne saurait taire sa part de féminité, que gît la grâce des chansons de Tom Brosseau. En elle le tremblement d’une présence s’incarne. Comment rester de marbre en écoutant “The Young and the Free” (qui bénéficie de la proximité d’une voix quasi palpable rendue par les conditio~s d’un enregistrement live), comment ne pas être ému par un chant qui dessine un horizon aussi pur, une ligne où tourments et besoin de se dire se confondent et sont portés par un superbe motif mélodique. Comme jadis celle de Billie Holiday (dont la proximité de timbre n’est pas sans susciter parfois quelque trouble), la voix de Brosseau étreint celui qui l’écoute, le fait chavirer parce qu’elle touche au plus profond de lui, à cette part inconnue qui ne demandait qu’à frémir. Si cette voix prend une telle ampleur, c’est aussi en raison des compositions du musicien, beaucoup plus originales qu’elles ne pourraient le sembler de prime abord. Les morceaux les plus beaux sont ceux qui évoluent comme des dérives lancinantes et poétiques qui s’arc-boutent moins sur une structure préétablie (couplet-refrain répétitif) qu’ils ne s’échappent du cadre traditionnel du folk par des voies souterraines. On songe notamment à des titres comme “Bars” et son envoûtante guitare électrique (jeff)buckleysienne ; ou à “Yodeling For You” dans lequel une guitare acoustique, un synthétiseur et un dulcimer (tous deux joués par Page) distillent une atmosphère fantômatique qui paraît s’enfoncer dans le temps, comme un écho lointain au chant.

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Cette sensibilité musicale conjuguée à une voix exceptionnelle trouvent dans le dernier album studio en date, What I Mean To Say Is Goodbye, enregistré en 2005, leur forme la plus accomplie à ce jour. L’amour, l’ennui, la fuite, la perte sont des thèmes abordés dans toute leur complexité mais rendus avec une simplicité et une douceur propre à toucher tout le monde – prouesse remarquable qui est celle des plus grands chanteurs de folk américain. Des velléités country-pop convaincantes (l’imparable “Wear and Tear”) se font sentir, des ballades épurées bouleversent (entre autres le sublime “Unfamiliar Places”), une voix féminine souffle l’espoir (celle, fidèle, d’Angela Correa), un piano solitaire s’assoupit (“My Little Babe”). Le diable a beau tirer le tapis sous nos pieds pour faire basculer la vie du mauvais côté, la musique est là pour nous tirer vers le haut, combler le vide. Tom Brosseau ne refera pas le monde ni même le folk. Aucun de ses disques n’est un chef-d’oeuvre (gageons tout de même que celui-ci est à venir), mais ce musicien a déjà l’étoffe des grands, de ceux dont on devine qu’ils vont durer longtemps.

– Le site de Tom Brosseau.

– Le blog de Tom Brosseau, myspace.com.

– A écouter : “Rose”.