Flottant et continu, le sixième album du musicien canadien toujours en quête de nouvelles histoires est encore une fois une belle réussite.
« Tim Hecker revient avec un disque que j’ai attendu comme la mort. »
(Lu sur internet, sur Ravedeath, 1972)
L’immersion dans les arts, les mondes virtuels, l’immersion linguistique, l’immersion totale…On vivrait ainsi dans une époque où « immersion » et « immersif » seraient les mots d’ordre pour définir l’expérience itinérante, se différenciant du rythme et de l’environnement habituel. Tout se passe comme si la volonté de connaitre exigeait désormais une telle démarche, qui rendrait possible un acheminement davantage proche d’une « vérité ». Or s’il est clair que l’état immersif sous-entend aussi son achèvement, se constituant dans sa durée définie, cet aspect n’a jamais empêché l’économie de la parole d’en faire une généralité abstraite, susceptible de convenir à toutes les situations a priori dissemblables.
La musique participe pleinement, on s’en accommodera, à cette profusion d’usages. N’est-ce pas qu’on « pénètre » dans l’univers d’un musicien, que sa musique nous « enveloppe » ? On laisse sans regret la vie derrière comme une peau morte pour la durée d’un album puisqu’on est conscient, d’une certaine manière, qu’on s’en sort toujours. L’effacement du rythme, l’accentuation des intensités harmonieuses dans une certaine musique électronique semblent bien aller dans ce sens. L’apparente simplicité mélodique y devient souvent lieu d’un investissement personnel et intime ; l’album est dans ce cas un album-miroir, celui des angoisses et des jubilations, de l’excès des sens et des mots, également.
Quoi de plus évident, en ce sens, de retrouver ce discours de l’excès après l’écoute du nouvel album du canadien Tim Hecker, Ravedeath, 1972 ; il suffit de jeter un œil aux diverses impressions décrites par-ci et par-là pour s’en persuader. Ce dernier semble encore une fois porter le sceau de la « sacralité » profane et de l’immersion « absolue », puisqu’il s’agit cette fois-ci d’un album enregistré à partir d’un orgue à tuyaux dans une église à Reykjavik, Islande. Double immersion donc, qui jette dès le départ son auditeur dans l’abîme des rêveries ; on prend plaisir – et souffre aussi – à imaginer le musicien dans un tel lieu lointain, énigmatique, seul devant son instrument et dont les mains sont presque devenues celles d’un compositeur-démiurge. On dirait qu’on n’a jamais été aussi proche du point d’origine.
Ravedeath, 1972 s’ouvre comme son précédent opus, an Imaginary Country, c’est-à-dire par une sorte d’inclusion par vagues et d’oscillations ; un procédé subtil, qui fait qu’on ne se trouve pas plongé d’emblée dans la matière mais pénètre dans la « cathédrale sonore » pour ainsi dire par la petite porte. On y découvre les morceaux qui sont à leurs tours morcelés (“In the Fog”, “Hatred of Music”, “In the Air”) ; la division se fait selon l’écart dans les intensités, l’ajout ou le retrait des couches ou encore la variation harmonique ; d’où cet effet de légèreté, aérienne et atmosphérique qui dérive néanmoins d’une forme massive et dense. Le son d’orgue ainsi traité rend le moment malléable et l’exécution souple, préparant le terrain pour une réception douce. Hecker prend le temps encore une fois pour mettre son auditeur non pas en état de jubilation directe, mais au contraire en suspension. Loin de la nostalgie et d’un sentiment de fin, le musicien canadien cultive cette intuition pour ne pas s’emprisonner dans un plaisir éphémère, une courte pause, aussi « parfaite » soit-elle dans une existence banale.
Fait de réminiscences, Ravedeath 1972 souligne encore une fois le fait que cette musique est faite pour durer, avant s’ancrer totalement dans l’environnement de son auditeur. Y déceler une jouissance renouvelée, c’est tout le contraire d’imaginer une telle musique comme une expérience momentanée, un moment d’absence. Qu’on ne nous reproche pas ainsi de refuser de choisir entre la réalité et le rêve: on préfère rester suspendu, tel le piano de la photo qui orne la couverture.
Le site officiel de Tim Hecker
Lire la chronique de An Imaginary Country (2009)
A écouter : In the Fog