Greg Dulli est un sacré personnage. Ce grand monsieur charismatique affichant la quarantaine, est revenu de tout : les années 90 au sein de ses mythiques Afghan Whigs, les drogues et puis du rock qu’il a délaissé un moment pour tenir un bar… Dorénavant seul capitaine à bord de son nouveau vaisseau amiral The Twilight Singers, il était de passage sur Paris courant avril pour promouvoir Powder Burns, son fringuant nouvel opus. L’homme n’était plus venu en France depuis la séparation des « libéraux afghans », soit près de huit ans. On ne pouvait pas manquer ça.
Excellent client pour les conversations à bâtons rompus, il parle lentement, d’une voix grave, à réveiller des morts.
Pinkushion : Drôle de question pour commencer : Est-ce que la musique t’ennuie parfois ?
Greg Dulli : Bien sûr. Et quand je suis dans ce genre de périodes, je ne joue pas. Entre le premier disque des Twilight Singers et Blackberry Belle, j’ai passé un an et demi à ne pas toucher un instrument. Durant cette période, j’ai acheté deux bars à LA. J’étais le gérant de l’un en particulier : je m’occupais de l’inventaire, faisais le barman, commandais les liqueurs, je faisais aussi le DJ… c’était devenu ma vie, et j’ai vraiment apprécié cette période de ma vie. Je n’avais pas de groupe, ni de contrat, je faisais mon truc, et j’ai adoré ça. Lorsque je suis revenu dans la musique, j’y ai regagné une certaine forme d’innocence. J’y ai gagné en confiance et en liberté.
Est-ce qu’on peut dire qu’il existe un son Greg Dulli ?
Je suis conscient que j’ai mon propre son, une sorte de marque de fabrique depuis les Afghan Whigs. Et je suis toujours intéressé par le fait de pousser ce son plus loin. Ce son particulier change de disque en disque, particulièrement depuis The Twilight Singers. Le gars avec qui je travaille depuis les deux précédents albums s’appelle Mark Napolitano. Il est devenu ma personne de confiance : c’est un producteur, il est aussi ingénieur et joue de la guitare, il sait comment en tirer des sons fous. On s’expérimente mutuellement et on travaille sans cesse pendant des jours pour obtenir quelque chose. Et j’aime faire ça.
Powder Burns a été influencé par les évènements de l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orleans.
Je pense que le disque a démarré comme quelque chose de très personnel pour moi… et à propos de moi. Et puis il y a le fait que je vive à la Nouvelle Orleans durant une partie de l’année et l’autre moitié à Los Angeles. Je vivais à la Nouvelle Orleans au moment du drame, mais j’étais parti donner quelques concerts lorsque l’ouragan est arrivé. Quand je suis revenu, tout était détruit : il n’y avait plus personne, une vraie ville fantôme. Je pouvais soit partir et finir mon disque autre part ou bien rester et aider. C’est ce qu’on a fait. J’ai ressenti une immense émotion lorsque j’ai vu les dégâts matériels mais aussi humains. Je suis très en colère contre mon gouvernement, triste aussi pour la beauté qui a été perdue. Mais j’étais aussi très fier de mes amis et des gens qui ont commencé à relever la ville. Il y a des gens qui ont tout perdu dans cette tragédie. Une grande partie du disque était terminée, mais j’ai décidé d’écrire quelques chansons de plus. Et c’est pourquoi Powder Burns a été retardé jusqu’au mois de mai. J’ai voulu prendre du temps pour donner le feeling que je gardais en moi.
Combien de chansons ont été écrites après l’ouragan ?
J’ai écrit trois nouvelles chansons durant les sessions de la Nouvelle Orléans : “Bonnie Brae”, “Underneath the Waves” et “I Wish I Was”, la dernière chanson de l’album.
Est-ce que cette tension véhiculée par l’ouragan a influé sur le caractère général de l’album ?
La tension vient en grande partie de moi et de ma propre vie. Je ne me suis jamais rendu la vie facile. Je pense que je réagissais aux situations auxquelles je m’étais piégé tout seul.
La dépendance ?
Certainement. Il y a différentes sortes de dépendance. Il y en a que tu peux toucher et d’autres que tu désires comme l’amour, la religion… Je ne suis pas concerné par la religion, mais certaines personnes oui.
La religion semble très présente à la Nouvelle Orléans.
C’est plus spirituel que réellement religieux. Il y a beaucoup de cultures qui cohabitent ensemble : française, espagnole, colombienne, africaine… D’une certaine manière, c’est plus un melting-pot d’identités, une combinaison d’influences : tu peux voir les espagnols, tu peux entendre le français… c’est une vraie palette de couleurs. J’aime les filles de la Nouvelle Orléans à cause de ça.
Est-ce qu’on peut considérer Powder Burns comme un album ayant pour thème la reconstruction ?
Reconstruction en ce qui me concerne ? Je pense, oui.
Je trouve d’ailleurs les paroles moins écorchées que par le passé, plutôt optimistes. En dépit de leur noirceur, elles suggèrent une lumière au bout du chemin. Elles sont portées par un sentiment heureux.
C’est un sentiment heureux. Je pense que j’ai eu tellement de tristesse dans ma vie que…(ndlr : silence) tu peux choisir de rester triste pour le reste de ta vie ou bien essayer de ne plus l’être, ne plus vouloir fonctionner de cette manière. J’ai toujours trouvé les choses tristes, mais je ne veux pas vivre une vie comme ça, tu vois ce que je veux dire ? Je veux vivre une vie heureuse. La vie t’envoie constamment des choses auxquelles tu dois faire face. Je pense que j’ai appris à laisser partir les choses qui me hantent. Durant longtemps, j’ai gardé les choses en moi et je les évacuais seulement par le biais des chansons. Maintenant, je pense que je suis capable de m’en occuper tout seul. Il fallait que je déplace ce mur, pour y voir derrière la beauté que je n’arrivais pas à percevoir avant.
Georges Harrison disait que les Beatles écrivaient de bonnes chansons car ils torturaient leur cerveau. Est-ce que tu es d’accord ?
Je le pense aussi. C’est très dur d’écrire une chanson heureuse, qui soit bonne. Prend « Ob-la-di, Ob-la-da », c’est une sorte de funk plutôt guilleret. Mais il y a là-dedans toujours une tension qui provient du sombre et de la lumière. Je ne dirais pas que les chansons de Powder Burns sont spécialement heureuses, mais il y a de l’espoir en elles.
Powder Burns marque aussi le retour vers un format plus rock, un élément écarté sur les précédents albums des Twilight Singers.
Je suis d’accord et je vais te dire pourquoi. Les Twilights Singers ont commencé comme un side project. A l’époque, c’était en réaction au rock que je jouais au sein des Afghan Whigs, je voulais faire quelque chose qui sonne différent. Du temps de Blackberry Belle, j’étais dans une période assez triste, car les choses ne fonctionnaient pas comme je le voulais : il y a dessus quelques morceaux rock mais surtout des titres lents et atmosphériques. Je pense que lorsque j’ai écrit le morceau “I’m ready” (ndlr : sur ce nouvel opus), je me suis dit : « wow, qu’est-ce que je vais faire de ça ? c’est presque un morceau hard rock ». Et puis j’ai décidé que j’étais libre de faire ce qui me plaisait. Je m’étais enfermé dans une boîte et je me disais : « ne va pas en dehors». Après les Whigs, je n’ai pas fait de concerts pendant un long moment. Et puis lorsque nous avons tourné à nouveau pour Blackberry Belle, j’aimais que les chansons sonnent plus agressives. Cette fois, beaucoup de chansons ont été enregistrées dans des conditions « live » avec les musiciens actuels dans la même pièce. Cela sonne de ce fait plus immédiat. Mais j’adore jouer du rock n’roll et je le fais bien. J’ai hâte de jouer les nouveaux titres. Nous avons juste fait une poignée de concerts et tout fonctionnait très bien. Nous allons tourner dès la mi-mai aux Etats-Unis et au Canada.
Est-ce que tu considères toujours The Twilight Singers en tant que side project ?
Ca l’a été pendant longtemps. J’ai beaucoup de projets en cours et je fais différentes choses. Je considère The Twilight Singers comme un collectif : il y a moi et huit autres personnes qui tournent toujours autour. Cela me donne plus de liberté qu’au temps des Afghan Whigs, notamment parce qu’il y avait trois personnalités et que nous nous connaissions depuis que nous étions tout jeunes. C’est plus étrange maintenant. Je pense que les Afghan Whigs étaient une démocratie tandis que les Twilight Singers sont une aristocratie.
Si tu avais l’opportunité avec les Twilight Singers de resigner sur une major comme Columbia, le referais-tu ?
Je le ferai, si je rencontrais quelqu’un en qui j’aurais confiance. Et cela dépendrait aussi bien sûr du contrat. Je ne suis opposé à rien, si les intentions sont pures et honnêtes. J’ai trouvé le deal aux Etats-Unis et en Angleterre avec One Little Indian, j’aime travailler avec des labels plus petits. Lorsque les Whigs ont signé sur Mute en Angleterre, j’ai vraiment apprécié cette expérience. J’apprécie aussi One Little Indian car je connais les gens qui dirigent le label. Tu peux les appeler chez eux et leur demander n’importe quoi. Je n’ai pas besoin de prendre rendez-vous dans un bureau et je ne veux pas de ça. C’est plus une association qu’un quelconque bout de papier signé. Mais je ne serai pas opposé à retravailler de nouveau avec Columbia. Pourquoi me demandes-tu ça ?
Il me semblait que l’expérience avec Columbia du temps des Afghan Whigs fut désastreuse et l’une des raisons principales de la séparation du groupe.
Tu sais, nous étions chez WEA avant Columbia, qui est aussi une major. La séparation s’est déroulée à cause de plusieurs facteurs. Mais le facteur le plus important fut je pense que nous – et moi en particulier – avions fait notre temps. Le temps était venu de passer à autre chose. Nous n’avons jamais vécu à proximité au sein des Afghan Whigs. C’était devenu comme un business, et je ne veux pas faire du business ainsi. Je veux le faire parce qu’il faut que ce soit stimulant et nécessaire, comme l’air que tu respires, bref tout sauf une contrainte. Nous sommes toujours amis, mais je ne le ferai plus.
C’est dommage, lorsque je regarde votre discographie, il est indéniable que les Afghan Whigs se bonifiaient avec le temps.
Je suis d’accord. Je ne pense pas que nous étions arrivés au bout de nos limites : les deux autres membres ont une famille et ne voulaient vraiment plus tourner et quitter leur ville pour enregistrer. Je ne me sentais pas à l’aise dans l’idée d’aller à Cincinnati ou dans le Minnesota, j’aime enregistrer dans le Sud. C’était devenu trois personnes différentes qui pensaient chacune trois choses différentes. Alors nous avons chacun bifurqué vers ce que nous voulions et au final nous sommes restés amis…
Il y a un certain parallèle entre les Afghan Whigs et The Twilight Singers en termes de carrière artistique. Vos disques se bonifient aussi : Powder Burns me rappelle le côté épique et sombre de Black Love.
Je serai plutôt du même avis, on retrouve ce côté cinématique et conceptuel. Je pense que le prochain album sera celui funky ! (rires)
Ha bon ? Ce n’était pas She Loves You le funky (ndlr: disque de reprise enregitré en 2004) ?
Le disque de reprises ? (rires) Il y a quelques chansons funky dessus, c’est vrai. Je voulais vraiment faire un autre disque de reprises, ça me tenait à coeur et j’ai vraiment apprécié de le faire. Malheureusement, mon label ne peut pas sortir une trop grande quantité de disques. Je compose tout le temps : lorsque je rentre à la maison, je continue à travailler sur des démos. Le seul moment où je sors de chez moi, c’est pour tourner un peu… J’aime jouer sur scène, c’est fun.
Peux-tu me parler de ton autre side-project avec Mark Lanegan, The Gutter Twin ?
On a commencé à travailler dessus il y a trois ans, ha ha ha ! C’est devenu de plus en plus compliqué de trouver un peu de temps pour le terminer : Mark est partagé entre sa carrière solo, les Queens of the Stone Age et il joue aussi sur mon disque… on arrive juste à coincer deux jours dans notre agenda, mais c’est dur d’aboutir à quelque chose en si peu de temps et puis recommencer six mois plus tard. Nous avons amassé quelque chose comme 10 chansons actuellement, mais je ne veux pas simplement utiliser ces chansons, je veux qu’on rassemble nos dix meilleures… et je pense que les cinq prochaines seront encore meilleures. Cela sortira certainement un de ces jours.
Et ça sonne comment ?
Cela sonne assez unique, complètement différent de ce que nous faisons de notre côté. Il y a trois chansons où nous chantons ensemble durant tout le morceau. Parfois, tu ne peux pas savoir qui est qui, car Mark aime chanter haut quand je chante bas, et ça n’aboutit jamais au même résultat. J’aime chanter bas, mais on inverse aussi de temps en temps. Il y a deux chansons où il chante seul et deux autres où je suis le chanteur. Mark écrit des chansons très cool, très Bubble Gum ! La plupart d’entre elles ont été écrites ensemble, paroles inclues. C’est aussi un guitariste fantastique.
C’est plutôt étrange d’ailleurs, car il ne joue jamais de guitare sur ses disques.
Non, jamais ! J’ai essayé de lui apprendre le piano.
Ouh-là, ça pourrait être terrible Mark Lanegan jouant du piano !
Je sais. Je ne comprends pas pourquoi il ne s’y met pas, ce serait génial.
Cette chanson « Forty Dollars », comment t’est venue l’idée d’inclure les paroles du refrain « She Loves You » des Beatles ?
Je ne sais pas pourquoi j’ai commencé à chanter ça. C’est sorti de ma bouche, j’ai voulu le changer, mais ça ne sonnait pas bien, donc je l’ai gardé. (ndlr : il se lève pour chercher le disque dans un de ses bagages).
Peux-tu me dire pourquoi il y a toujours des palmiers sur les albums des Twilight Singers ?
Je suis un fétichiste du palmier. J’adore les palmiers, c’est une des plus belles choses que j’ai jamais vues. J’en ai un chez moi.
Tu connais d’autres albums avec des palmiers sur les pochettes ?
Miami du Gun Club. Hum… 461 Ocan Boulevard d’Eric Clapton. La BO d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola… Je suppose que tu vas m’en citer un autre…
Heart of Palm d’Idaho, c’est un groupe slow core. Je pensais aussi à Miami du Gun Club… Tu as toujours été un nostalgique des années 60, un thème qui revient souvent dans tes paroles. Qu’est-ce que t’évoque cette période ?
J’aime le style de production : beaucoup de reverb et de batterie. J’aime la nature chantée de ses chansons : Forty Dollars est ma version personnelle de la Motown, les batteries plus particulièrement. J’aime aussi le « Wall of Sound » de Phil Spector, le son de “Be My Baby”. Je ne sais pas, je suis né dans les années 60, j’étais très jeune, c’est probablement mes premiers amours musicaux.
Tu dois avoir une vision romantique de ces années là.
Probablement. La décennie la plus romantique pour moi demeure les années 70. Elles ont commencé lorsque j’avais 5 ans et ce sont terminées lorsque j’avais 15 ans. C’est une période où tu deviens qui tu es. D’un enfant, tu deviens un adolescent qui apprend à conduire une voiture. C’est vraiment la période préférée de ma vie. Je n’avais pas encore vu de choses tristes, ni éprouvé de regrets. Tout était encore excitant et beau. Je tombais amoureux de la musique pour la première fois, ainsi que des filles. Dans un certain sens, j’ai gardé cette innocence, je pense qu’une partie de moi veut toujours retourner en arrière. Mais tout le monde voudrait revivre ces moments. Ce n’est pas de la nostalgie, juste un désir de se reconnecter avec son enfance. Mais attention, j’aime aussi le futur, le présent. Je ne sais pas, à vrai dire. C’est le neuvième album que je fais, et je suis né un 9 mai, donc le chiffre 9 est un signe pour moi. Je ne pensais pas être encore en vie à cet âge là, mais maintenant que j’y suis arrivé, je veux voir aussi loin que je peux. Je suis probablement plus excité de jouer maintenant que par le passé. Plus jeune, j’ai gâché trop de temps à tout détruire et foutre mon cerveau en l’air, comme disait Georges Harrison.
Peux-tu enfin me donner tes 5 albums favoris :
Je vais te donner 5 albums que j’aime vraiment :
Sketches of Spain – Miles Davis
Let’s Get It On – Marvin Gaye
Flip Your Whig – Hüsker Dü
White Album – Beatles
The Wall – Pin Floyd
Et puis cinq autres artistes que j’adore en ce moment :
Neko Case
Fat Freddy’ Drop
Damian Marley
Bohren un der Ckub of Gore
Grand National